Chapitre 3

Lydda, palais épiscopal, matinée du mercredi 17 décembre 1158

Une fois son déjeuner avalé, Ernaut prit de nouveau la direction du bâtiment où le vicomte officiait. Le temps était encore maussade, une brume saline s’efforçant de résister aux assauts d’un soleil mitigé. La température était néanmoins agréable et il s’était contenté de sa cotte. Il arriva au moment où Maugier du Toron s’apprêtait à faire une ronde. Celui-ci lui expliqua qu’une importante caravane en provenance du sud était parvenue en ville la veille et que de nombreux échanges allaient se dérouler aujourd’hui. Il était bon de rappeler aux commerçants la présence du pouvoir local, ce qui améliorait également la confiance dans le calme et la stabilité de la cité.

Maugier semblait dédaigner l’usage du cheval et prit la tête d’une demi-douzaine d’hommes à l’équipement disparate. Il convia aimablement Ernaut à se joindre à eux. Il comptait, pour finir sa ronde, contrôler une section des fortifications, faisant noter à un scribe les éventuels travaux et réparations à effectuer dans la maçonnerie. Son vaste mouchoir à la main, il avançait d’un pas rapide en présentant les différents quartiers à son invité. Il n’y avait guère de souks bien définis, plusieurs zones mêlant différentes fonctions artisanales. Les marchés de fruits et légumes frais étaient moins impressionnants qu’à Jérusalem, un bon nombre d’habitants ayant leur propre jardin dans l’oasis accolée. Il se trouvait par contre plus de marchands de poisson et de produits de la mer, au grand plaisir d’Ernaut.

La ville ne possédait pas vraiment d’activité industrielle dédiée à l’exportation, mais revendait d’importantes quantités de nourriture aux cités à l’agriculture moins prospère. Les caravanes de chameaux qui prenaient la route ployaient sous les chargements de grains, de pois et d’huile.

Alors qu’ils faisaient une pause auprès d’un bassin d’eau fraîche, le vicomte s’enquit de façon discrète sur ce qui amenait Ernaut vers lui. Il avait bien compris que ce n’était pas la découverte de Lydda qui le motivait.

« Que pourriez-vous me dire du valet du chanoine ?

— Aurait-il à voir en cette affaire ? Lui aussi a perdu la vie !

— Je me disais juste qu’il faudrait voir auprès de sa famille, de ses amis, s’il n’aurait pas échappé confidence ou secret qui pourrait expliquer leur fin à tous deux. »

Reconnaissant la pertinence de la remarque, Maugier reprit la route tranquillement, cherchant un petit moment dans ses souvenirs avant de répondre.

« Je dois avant tout dire que je ne l’ai guère connu. Je l’ai de certes croisé à de multiples reprises, mais il en était de ce valet comme des autres qui ne sont pas à notre service : on n’y prête pas garde. Il servait le chanoine Waulsort et pas l’évêque. On le voyait donc fort peu en le castel. »

Il se gratta le cou avec insistance, cherchant à en déloger une puce particulièrement vorace.

« Je me suis occupé de ses funérailles, il n’avait nulle famille en la cité. Il était venu de loin, ne se mêlait guère aux gens.

— De quel pays était-il ?

— Je ne sais pas exactement. Il avait l’air syriaque, mais il est parfois malaisé d’en juger. En tout cas il n’était pas latin.

— Savez-vous quelle église il fréquentait ?

— Il me semble bien qu’il assistait aux offices de Saint-Georges. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir vu communier, mais je l’ai encontré dans la nef, de sûr.

— Il était donc bon chrétien » souffla Ernaut, presque déçu.

Surpris, le vicomte prit acte de cette étrange remarque. Il en résulta un énigmatique sourire, qu’il conserva alors qu’il s’épongeait le cou. Autour d’eux des gamins tournoyèrent un instant, se bombardant les uns les autres de balles de feutre.

« Le doyen saura peut-être vous en dire plus, sans que cela ne soit certain. Mais il se trouve peut-être quelques intéressantes affaires du valet parmi celles qu’il aura fait ramasser.

— Qu’a-t-il donc pris ?

— Il est exécuteur testamentaire du chanoine, je vous l’ai dit. Il a donc fait porter à l’abri ce qu’il pensait de valeur en la maison. Ce doit être quelque part au castel.

— Pourquoi ne m’en a-t-il rien dit ? J’ai fouillé la demeure en pure perte ! »

Le vicomte leva les mains et les yeux au ciel en guise de réponse. Il avait pris son parti de l’indépendance du collège canonial et ne s’en offusquait plus. Profitant de leur autonomie légale, ses membres en faisaient à leur aise vis-à-vis du pouvoir séculier. Par chance, à Lydda, c’était l’évêque qui décidait en dernier ressort dans les deux juridictions. Néanmoins, cela ne facilitait pas les choses. Ernaut commençait à comprendre pourquoi le vicomte n’était guère contrarié de voir que l’enquête revenait à un autre. Il devait être fatigué de se heurter toujours aux mêmes écueils.

« Je vais vous laisser achever votre tour, sire vicomte. Peut-être pourrai-je avoir audience auprès le doyen rapidement.

— J’entends les cloches qui sonnent sexte. Le temps de retrouver le palais, vous l’encontrerez au sortir du sanctuaire. »

Remerciant chaleureusement le gros vicomte, Ernaut parcourut tranquillement le chemin en sens inverse. L’activité dans les rues était à son comble. Une file de chariots à bœufs s’étendait dans la cour du palais lorsqu’il y parvint. Il obliqua vers le cloître, certain que les officiants y passeraient pour retourner à leurs occupations. Il entendit le chant des prêtres qui s’envolait parmi les grincements des cordages, les appels des hommes et les bruits des outils.

Le lieu était conçu comme une modeste zone d’agrément, l’imposant jardin offrant toute la place nécessaire aux plantes potagères et aux simples destinés à la pharmacopée. Plusieurs massifs de fleurs traçaient des motifs réguliers sous un sycomore harmonieusement taillé et une poignée de palmiers. De petits bancs permettaient d’y goûter l’ombre en été et le calme toute l’année, voire le silence quand les travaux stoppaient. Ernaut s’y installa, le regard vissé vers la porte ouvrant sur la basilique.

Il allait s’assoupir quand il reconnut la silhouette chenue qui avançait péniblement dans la galerie. Le doyen Élies avait toutes les apparences d’un homme usé et malade. Mais il s’en trouvait parfois parmi ceux-ci d’assez alertes pour enterrer tous ceux qui espéraient après leur place. Il marchait les mains dans le dos, tête en avant, et paraissait sur le point de chuter à chaque pas. Voyant qu’il était seul, Ernaut sauta sur l’occasion et s’avança bille en tête dans sa direction.

« Le bon jour, père doyen Élies. J’avais espoir de vous encontrer justement. Auriez-vous un peu de temps à m’accorder ?

— N’en avons nous pas fini ?

— Il semblerait que certaines omissions aient été faites. »

Devant l’affirmation laconique et le visage fermé d’Ernaut, le doyen fit un geste de la main pour l’inviter à le suivre dans la salle du chapitre où l’attendait son bureau et un siège. Il s’y laissa choir avec soulagement avant d’attraper un verre émaillé et d’y verser un peu de vin sans même en proposer à Ernaut.

Le lieu semblait n’avoir guère bougé depuis la dernière visite d’Ernaut. Il se demandait si le père Élies ne passait pas son temps à dormir, tout en faisant croire qu’il travaillait. Il prit place à son tour sur un tabouret, qu’il approcha de la table, face au chanoine.

« Vous ne m’aviez pas indiqué avoir retiré des affaires de la demeure de Régnier de Waulsort.

— Je n’ai nulle souvenance de cela. Mais quelle importance ? Nous faisons toujours ainsi pour préserver des larrons et pillards.

— Il se trouve parmi ces affaires peut-être le début d’une explication de ce qui c’est passé. »

Le doyen adressa un regard aigu à Ernaut. Il avait l’air d’une bête traquée qui ne sait comment esquiver le coup de grâce.

« Le sire évêque, l’archevêque et même le patriarche espèrent que nous trouverons raison à tout cela. Il n’y a nulle crainte à leur révéler toute la vérité !

— La vérité ! Ah ! Parlons-en ! Que crois-tu savoir, sergent, à ce propos ? J’ai étudié, longuement, et j’ai aussi prié autant qu’il est possible à un homme. Pourtant je n’ai encore aucune idée de ce que cela pourrait être. »

Il se pencha en avant, posant ses deux mains sur le plateau.

« Ma tâche est de préserver ce sanctuaire, de ne laisser aucune ombre entacher sa splendeur. Je le dis sans crainte, car mon cœur est animé d’honnêtes intentions. Comment puis-je savoir si tu chemines à mes côtés ?

— Je suis là, car on m’a mandé et je sers fidèlement le roi. Mais je comptais aussi Herbelot comme un ami, avec lequel nous avons affronté grands périls. Accordez-moi la grâce de ne point me croire mécréant. »

Le vieil homme pencha la tête, creusant ses joues plus encore à serrer la mâchoire, avant de fermer ses paupières lourdes, retombant affalé sur son siège.

« Soit, je veux bien t’accorder cela. Veille à pourpenser que tout ce que tu pourrais dire a grand risque d’entacher un saint lieu. Nombreux sont les ennemis de la Foi qui seraient trop heureux de profiter de pareille aubaine. »

La curiosité mise en appétit par un tel préambule, Ernaut hocha la tête avec sérieux, bien que son cœur s’emballât à l’idée de devenir dépositaire d’un secret. Le père Élies se leva et lui fit un signe de la main, se dirigeant de nouveau vers le cloître. Ils empruntèrent un passage avec un escalier qui menait à l’étage. Là, un couloir desservait de petites cellules similaires à celles qu’Ernaut et Raoul occupaient dans l’aile de l’hôtellerie. Les pas traînants du doyen éprouvaient durement la maigre patience d’Ernaut, tenté à plusieurs reprises de prendre le vieil homme dans ses bras afin de gagner du temps. Arrivé devant une des portes, le père Élies vérifia que personne n’était aux alentours puis sortit une clef de ses robes et déverrouilla la serrure avant de pousser l’huis.

La pièce était petite, avec une seule banquette et une fenêtre avec un volet de bois intérieur. Elle était remplie de sacs, de paniers, de coffrets empilés pêle-mêle en un équilibre hasardeux. De fragiles récipients de verre étaient tête bêche dans des étuis de paille et de feuilles de palmiers tressées, partout des besaces ventrues offraient à voir des rouleaux de parchemin, des tranches de reliures de codex. Des pots scellés de bouchons coincés d’étoffe nouée, de lacets, s’amoncelaient en tas précaires, depuis de fines et délicates fioles jusqu’à de véritables jarres destinées au grain.

Ernaut écarquilla des yeux ronds. Il avait l’impression de se trouver devant le contenu d’une boutique d’apothicaire. Ondulant au milieu de ce fatras, le doyen glissa jusqu’au fond et ouvrit le volet, dévoilant une petite fenêtre en claustra.

« Tout est là. Je l’ai fait porter au plus vite, par quelques valets de confiance.

— Mais qu’est-ce donc ?

— Les affaires du chanoine. Tout ce qui s’entassait dans son étude… »

Il s’empara d’un frêle flacon de verre au profil élancé, le contemplant sans le voir.

« Le père Régnier était homme de grande sapience, mais aussi fort discret. Je me demandais s’il n’œuvrait pas à découvrir quelques recettes de pigments de qualité pour orner le sanctuaire. Il avait en charge cette tâche, vous savez ? »

Ernaut trouva l’hypothèse intéressante, quoique formulée sans grande conviction. Si c’était bien le cas, pourquoi le doyen aurait-il eu une telle peur qu’il eût tenté d’effacer les traces de tous ces travaux ?

« Père doyen, avez-vous savoir de quelque mystère en tout cela ?

— Savoir, certes non. Crainte, assurément. »

Il reposa la délicate fiole, parcourant des yeux les objets amoncelés là.

« Je ne voudrais pas que d’aucuns bâtissent sur cela pour porter ombrage à la réputation d’un homme de bien. Ces terres sont tellement propices aux malines influences… »

Il attrapa un des sacs, en délivra un lourd volume relié de cuir, l’entrouvrit sans conviction et le reposa.

« Le savant espère la connaissance comme le voyageur l’oasis. Mais certaines choses n’ont pas été faites pour en voir les secrets violés par les mortels que nous sommes. Pourquoi aller chercher auprès de païens et d’hérétiques des savoirs inutiles ? Nous avons les Saintes Écritures, les commentaires des Pères et les lettres de saints frères. Cela suffit à rejoindre les cortèges de Bienheureux et la Jérusalem Céleste. Les autres voies ne sont qu’impasses stériles. »

Il se tourna vers Ernaut, ses yeux larmoyants brillant d’une énergie, peut-être mâtinée de colère, étrange dans ce corps malingre.

« Pourquoi risquer de se perdre dans les mêmes marigots que ceux qui ont englouti Régnier ? Malgré sa Foi et sa sapience, il n’a su se détourner à temps. Il serait plus sage de ne pas le suivre.

— Je ne suis pas savant chanoine, et pas même clerc éduqué. Je n’aspire nullement à comprendre ce qu’il espérait accomplir. Je souhaite simplement comprendre ce qui lui est arrivé, à lui et à son valet. Pour apaiser nos craintes en ce qui concerne la mort d’Herbelot. »

Le doyen approuva, rassuré, presque souriant.

« C’était une âme pure que celle du secrétaire de l’archevêque. Et pourtant il n’en a pas réchappé. C’est là ma crainte, le péril est mortel autant pour les corps que pour les âmes.

— Sauf que si c’est une main mortelle qui est derrière tout cela, il nous faut la saisir et la garroter serré, afin d’apaiser les âmes de nos amis.

— Les leurs ou les nôtres ? »

Sans plus un mot, le chanoine referma le volet, plongeant de nouveau le bric-à-brac dans l’obscurité. Lorsqu’ils sortirent, il verrouilla la porte avec soin et allait renouer la clef à sa ceinture quand Ernaut l’arrêta d’un geste.

« Père doyen, accepteriez-vous de me confier la clef pour les jours qui viennent ? »

Le vieil homme parut horrifié à l’idée et éloigna spontanément sa main du géant qui lui faisait face.

« C’est ce que j’avais accepté pour votre ami et voyez ce qu’il en est advenu. Je ne serai pas cause d’une autre mort !

— Je ne suis pas fin lettré comme lui et peut-être serai-je moins doué pour y comprendre quelque chose. Mais ce qui est certain, c’est que l’esprit malin derrière tout cela y regardera certainement à deux fois avant de chercher à s’en prendre à moi. »

Hésitant encore un moment, le père Élies étudia l’énorme masse du colosse qui se tenait face à lui puis déposa finalement la clef dans la large paume offerte. En faisant cela, il sembla s’affranchir d’un poids écrasant qui appuyait sur ses frêles épaules.

Lydda, cellules du dortoir canonial, après-midi du mercredi 17 décembre 1158

Ernaut était allé directement chercher Raoul afin de lui faire part de sa découverte. Il lui semblait avoir fait une grande avancée dans leurs investigations et il était plein d’optimisme. Par ailleurs, il se sentait bien incapable de s’attaquer à pareil assemblage de documents hétéroclites. Il savait écrire grossièrement, péniblement lire, et certes pas le latin. Ses compétences étaient surtout orales, où il excellait à échanger a minima dans n’importe quelle langue au bout de peu de temps à l’entendre. Mais s’il parvenait désormais à balbutier quelques mots dans pas mal de dialectes locaux, il aurait été bien en peine d’en reconnaître la moindre phrase manuscrite.

Le jeune scribe émit un sifflement en découvrant la cache. Il confia à Ernaut n’avoir jamais rien vu de tel. Ce n’était pas selon lui simple matériel d’apothicaire. Il y avait là des ustensiles de grande rareté. Il proposa à Ernaut de les organiser un peu, de trier ce qui était texte et de le mettre à part, car c’était ce qu’ils devraient fouiller en premier.

« Ce devait être un homme exceptionnel. Même mes maîtres au Temple n’avaient rien de tel ! Autant de livres pour un seul homme !

— Ce n’est pas pour nous simplifier la tâche, grogna Ernaut. S’il nous faut tous les parcourir, nous serons encore ici pour les Pâques !

— Bien au-delà, même. Certains sont écrits en griffon. J’en vois aussi en langue des mahométans et d’autres encore dans des graphies qui me sont inconnues. Je n’en viendrai jamais à bout tout seul, Ernaut !

— Nous n’avons nul besoin de comprendre tout cela. Il nous faut surtout ses tablettes, ses notes. Et voir s’il y a là des sentiers qui nous mèneront vers une explication. »

Tout en parlant, il épluchait un tas de feuilles de papier couvertes d’une écriture fine et régulière. Incapable d’en comprendre le sens, il en brandit une poignée sous le nez de Raoul. Après un rapide survol, celui-ci acquiesça.

« Il s’agit là de lettres qu’il a reçues. Il y a porté quelques commentaires, d’ailleurs ! Voilà ce qu’il nous faut, en effet.

— Par contre, je ne vois rien qui puisse appartenir à son valet. Ce ne sont là que propriétés d’un riche érudit, pas d’un servant.

— Pourtant, tu m’as confié qu’on prêtait à son domestique une male influence. Peut-être était-il partie prenante dans tout ceci. »

Il reposa les feuillets parmi un tas sur la banquette puis s’attaqua à déplacer des paniers pour inspecter les corbeilles sous la table. Ernaut, pour sa part avait empoigné le premier codex d’une grande pile et se laissait distraire par les planches illustrées de végétaux. Jamais il n’avait eu l’occasion jusqu’à ce jour de parcourir un pareil chef-d’œuvre. Il tournait les pages de parchemin avec respect, appréciant le craquement autant que le délicat toucher de la peau. Les couleurs vives, les tracés précis y étaient entourés de textes dans une langue inconnue. Cela ne donnait que plus d’attrait à ce qu’il considérait comme un ouvrage magique. Il se demanda s’il pourrait posséder un pareil trésor un jour, et s’il saurait en tirer la quintessence. Il le referma avec soin, caressant la reliure de cuir épais, martelée de décors en relief. Puis passa au suivant.

Comprenant qu’ils pourraient se perdre dans l’admiration des livres, Raoul tenta d’attirer l’attention d’Ernaut en sortant quelques objets de verre des paniers. Il s’y trouvait des cornues, ballons et vases de plusieurs tailles, dont certains avaient le cul brûlé d’avoir été porté au feu. Peu enclin à s’exposer aux émanations possiblement toxiques, Ernaut ne prit pas le risque d’en renifler l’intérieur. Plusieurs supports, de fer et de bronze, permettaient de les maintenir en place. Il y avait des dizaines de contenants dont les formes devaient correspondre à un usage précis. Mais c’était là un puzzle qu’ils étaient incapables d’élucider.

Ernaut découvrit également plusieurs creusets encore imprégnés de matières calcinées, ainsi que des lampes servant de toute évidence à chauffer les verres. Des pilons et mortiers, en pierre et métal, parfois décorés de motifs figurés ou de textes en langue arabe complétaient cet hétéroclite assortiment. Enfin, plusieurs dizaines de récipients en céramique, soigneusement bouchés, semblaient contenir les ingrédients de l’étrange cuisine. Les deux compagnons convinrent rapidement qu’ils n’avaient pas intérêt à les ouvrir. Au mieux ils y découvriraient des produits inconnus dont ils ne sauraient que faire, au pire, il s’en dégagerait quelque poison.

Au bout d’un moment, n’y tenant plus, Ernaut se décida à poser la question qui les taraudait tous les deux.

« À ton avis, à quelle sorte de magie le chanoine pouvait-il s’adonner ? »

Reposant l’ustensile qu’il tenait en main, Raoul haussa les épaules.

« Peut-être se passionnait-il pour la science des plantes, la médecine ou les procédés servant aux arts…

— Cela n’enfrissonerait pas tant les autres chanoines !

— Tous ne sont pas hommes de science. Certains sont même à l’opposé.

— J’en suis bien d’accord. Pourtant, ils ne noirciraient pas la mémoire de l’un des leurs s’ils n’avaient grand-peur. »

Il reposa un autre volume sur la pile, attrapant un portfolio empli de feuilles volantes.

« Tu crois que l’un d’eux aurait pu le tuer et supprimer Herbelot par suite, craignant d’être découvert ?

— Un des chanoines ? Quelle étrange idée ! De certes ils peuvent avoir grande haine, mais je vois mal un de ces vénérables tonsurés aller occire nuitamment deux hommes. Ce ne serait pas tant l’envie de le faire que les capacités à se risquer à si laborieuse tâche. »

Ernaut repensa aux histoires que son père leur contait à la veillée. Il se souvint des rumeurs et des légendes qu’on se chuchotait entre enfants, afin d’éprouver le courage les uns des autres.

« Chez moi, il y avait un vieux rebouteux qui savait comment guérir le mal de dos par un moyen magique. Il fallait lui amener un petit chien, qu’il préparait de ses charmes et sortilèges. Puis il fallait dormir avec l’animal dans son lit et le chien attrapait alors la douleur.

— C’est là de bonne fame. Je ne suis pas certain que cela soit magie. Ma mère connaissait une femme qui opérait de même, mais avec des chats. Outre, il n’y a là nul secret.

— Il se disait qu’on pouvait faire de même avec une ficelle, pourvu qu’elle soit droitement préparée.

— Là, je veux bien croire à quelque envoûtement. Je ne vois pas comment des brins de chanvre pourraient récupérer une douleur à autrui !

— C’est peut-être en cela qu’il faut être savant pour opérer. »

Raoul ricana tout en prenant de nouveaux rouleaux.

« Je n’encrois guère que Waulsort faisait cela pour soulager les dos des portefaix œuvrant à la basilique !

— Va savoir ! gloussa Ernaut. Mon père disait que celui qui saurait libérer l’homme des poux et des puces serait reconnu saint avant sa mort. »

La plaisanterie leur redonna du cœur à l’ouvrage et ils ne tardèrent pas à contempler de larges piles de documents entassées sur la couche. Ils avaient trié les flacons de verre, la céramique et les ustensiles de laboratoire et les avaient regroupés dans de grandes corbeilles le long du mur et sous la table.

« Quelle misère qu’ils n’aient pas tout laissé en place dans la demeure de Waulsort, pesta Raoul. Il aurait été bien plus commode de s’y retrouver. Comment savoir s’il existe quelque logique là-dedans ? J’aurais pu ainsi deviner le contenu des textes que je ne saurai lire. »

Il posa une main sur une des piles de documents.

« Je vais mettre de côté ce qui est écrit en latin, ainsi qu’en griffon. J’entends un peu la lecture de cette langue, péniblement. Pour le reste, on verra plus tard. »

Ernaut approuva et s’employa à lui remettre les feuillets, rouleaux et tomes qui lui semblaient correspondre. La tâche leur prit encore une partie de l’après-midi. Ils ne pouvaient s’empêcher de parcourir les illustrations merveilleuses qu’ils découvraient.

« Il demeurait quelques documents en la demeure de Waulsort. Peut-être devrai-je te les apporter, au cas où ils contiendraient éléments d’importance.

— Penses-tu qu’ils auraient fait pareille omission ?

— Les valets n’entendent pas le latin. Peut-être n’avaient-ils plus assez de place et ont décidé de laisser ce qu’ils pensaient mineur. Ce n’était nullement des livres, mais de simples lettres, de ce que je me souviens. »

Raoul opina.

« Tu n’auras qu’à y aller une fois que nous aurons trié tout cela. Je resterai ici, si tu es d’accord pour me laisser la clef.

— Pour sûr. Il ne faut en aucun cas que ce qui a été celé ici en sorte. Le doyen a été impératif à ce sujet. »

Lorsqu’ils eurent achevé, Raoul commença à empiler sur la table les ouvrages qu’il survolerait plus tard, conservant ceux dont il espérait comprendre le sens. Cela faisait encore une belle quantité, impressionnant Ernaut qui n’avait jamais vu autant de codex et de rouleaux à la fois.

« Comment a-t-il fait pour amasser autant de volumes ? Il fallait avoir vaste réseau de correspondants pour dénicher des ouvrages aussi spécialisés et en obtenir copie.

— Oh, certains doivent se trouver chez le marchand. Peut-être pas ici, mais Jérusalem, Damas ou Antioche regorgent de négociants spécialisés. Il faut voyager, de certes, ou faire savoir à des commissionnaires ce qu’on désire, mais cela n’est pas si compliqué à obtenir.

— Peut-être était-ce là l’œuvre de son valet ? Le chanoine m’a dit qu’il était possiblement originaire d’ici. Vu son prénom, Thibault, peut-être était-il un baptisé1) ? Il aurait pu avoir grand nombre d’amis ici et là, et connaître moyen pour le chanoine d’obtenir ce que le doyen désigne comme magie païenne. »

Hochant la tête, Raoul souscrivait au point de vue.

« Sais-tu que les mages viennent souvent d’Orient ? Ma mère nous contait leurs histoires emplies d’ifrits2) et de djinns alors que nous étions enfants.

— Il nous faut absolument en apprendre plus sur ce Thibault ! Si c’était un mage au savoir occulte, il aurait pu pervertir le chanoine par sombre maléfice. »

Ayant achevé leur tri préliminaire, Ernaut se leva et s’étira en bâillant. Ce faisant, il apprécia d’un coup d’œil le volume d’affaires entassé dans la cellule.

« Tout de même, cela fait sacré fatras. Je ne sais combien coûte chacun de ces objets, mais il n’y a nul doute que seul un homme fortuné pouvait se les procurer.

— Les livres ne sont pas tant chers, pour peu que les miniatures n’y soient pas trop présentes ou la calligraphie trop illustrée.

— Cela représente malgré tout coquette somme, même pour chanoine prébendé. Était-il de bonne famille pour s’offrir tout cela ? »

Ernaut commençait à s’agiter tandis que son cerveau se mettait à bouillonner. Il faisait les cent pas dans le minuscule espace devant la porte qui n’était pas encombré de contenants et de paniers.

« Je questionnerai le doyen à ce sujet. Il doit se charger de trouver l’héritier, il saura me désigner celui qui aurait fortune faite avec la mort de Waulsort.

— Crois-tu que tout cela ne serait que sombre histoire de fortune ?

— Si le chevalier Régnier d’Eaucourt avait pu nous compaigner, il t’aurait répondu que, souventes fois, c’est le motif le plus simple qui doit être préféré. »

Sur cette ultime remarque et un sourire, il prit la porte, impatient de mettre sa théorie à l’épreuve. Il passa rapidement dans leur chambre récupérer une besace pour y glisser les documents qui traîneraient encore dans la maison de Waulsort. Puis il alla retrouver le doyen Élies dans la salle du chapitre. Pour une fois bien réveillé, ce dernier dictait à un jeune clerc des courriers relatifs à des questions d’organisation des fêtes de Noël. Rongeant son frein, Ernaut patienta un petit moment. Il n’en pouvait mais de voir le vieil homme ânonner ses phrases avec lenteur, reformulant sans cesse des missives adressées à d’autres ecclésiastiques. Ernaut se préparait à partir pour revenir ultérieurement lorsque le chanoine lui fit signe de s’approcher, tout en congédiant son assistant.

« Mon père, j’aurais besoin de savoir qui sera le destinataire de la fortune du chanoine Waulsort.

— Je ne le sais encore, mon fils. J’ai écrit plusieurs lettres en ce sens, pour la plupart à destination de terres lointaines.

— N’a-t-il aucun hoir en les environs ?

— Pas que je sache. Il venait de la terre des Alemans, et y avait conservé nombreux amis. Mais nulle famille ne l’a suivi quand il vint outre-mer.

— Tout ce… toutes ces étranges possessions finiront entre quelles mains ?

— Je ne sais pas encore. Il me semble que le plus sage serait de vendre à l’encan ce qui nous semble ne pas relever du savoir occulte. Pour le reste, nous aviserons avec le sire évêque. Il ne conviendrait pas de propager idées fausses et pratiques malines. »

Ernaut acquiesça en silence. La remarque était pertinente. En outre, cela lui faisait se demander si on n’aurait pas éliminé le père Waulsort pour lui dérober un ouvrage secret, difficile à obtenir. En tout cas, la piste de l’héritier félon semblait avoir fait long feu. Il remercia le doyen et le salua avant de sortir.

Le cloître s’assombrissait déjà et il lui fallait se hâter pour aller à la demeure du chanoine. Les portes de la forteresse fermaient pour complies, il n’était pas certain que le guichetier le laisse entrer après cette heure. Il ne tenait pas à passer la nuit dans la maison où deux hommes avaient été mystérieusement brûlés à mort. Il prit donc la direction de la sortie d’un bon pas.

Lydda, demeure du chanoine Waulsort, soirée du mercredi 17 décembre 1158

La petite maison du chanoine ne recevait guère de lumière et, avec les cloisons ajourées en guise de fenêtre, Ernaut ne voyait pas très clair. Il se contentait donc de glisser dans sa besace tous les papiers qu’il découvrait, sans prendre le temps d’en vérifier la pertinence. Le doyen ne lui reprocherait certainement pas d’avoir terminé l’ouvrage bâclé par les valets.

Désormais averti sur les mystères qui s’étaient déroulés là, il entreprit de sonder les murs et d’étudier plus en détail les meubles. Seulement, il s’avéra bientôt qu’il n’y voyait plus guère. Il n’avait que peu envie de lancer un feu juste pour quelques mèches afin de s’éclairer. Il se résolut donc à prendre une lampe et à en quémander l’allumage dans le quartier.

Au moment où il sortit, il entendit la cloche sonner les vêpres. Cela lui laissait encore un peu de temps. La petite rue était bien sombre et il dut se rendre à une de ses extrémités pour trouver une porte où frapper. Le voisin qui lui répondit paraissait se méfier d’un tel colosse toquant au coucher du soleil, mais il accepta de bon gré d’aller allumer la mèche à son feu. Ainsi équipé, Ernaut put rebrousser chemin vers la demeure de Waulsort.

Il fronça les sourcils en découvrant plusieurs personnes dans la venelle. Il avait tout d’abord cru que ce n’étaient que des passants, mais ceux-ci, trois hommes, habillés comme des Latins, semblaient attendre. Jusque là, il avait estimé qu’en étant sous la protection de l’évêque, il n’avait nul besoin d’être armé. Il regretta aussitôt sa décision. Même son gros couteau au fond de sa besace ne serait guère aisé à sortir. Son sentiment d’alarme augmenta quand il aperçut une épée sur les hanches de l’un d’eux, un maigrelet au nez imposant, qu’il grattait d’un geste nerveux. Derrière lui, ce ne semblaient être que de simples acolytes sans équipement pour le combat. Ernaut vérifia d’un coup d’œil si l’homme avait des éperons au pied. Il n’en vit pas. De plus, en s’approchant, il découvrit que la tenue n’était pas de la dernière fraîcheur. En fait, ils avaient tous l’air assez las et poussiéreux.

Celui qui paraissait être le meneur faisait mine d’attendre tranquillement, mais ses regards trahissaient sa tension. Il ne semblait pas goûter de se trouver face à un si formidable interlocuteur. Il arrivait à peine à l’épaule d’Ernaut et devait peser la moitié de son poids. Quand le jeune colosse se plaça devant eux, la lampe éclairant son visage de lueurs de braise, il déglutit lentement avant de s’exprimer.

« Le salut à toi, compère. Es-tu valet de l’évêque ?

— En quoi cela vous concerne ?

— Calme, l’ami. Je t’ai vu issir de la demeure du chanoine, j’en ai donc pensé que tu œuvrais pour les autorités d’ici. »

Ernaut se dit qu’il ne serait pas mauvais de se prétendre au service de Constantin, ce qui n’était qu’une très légère entorse à la réalité, après tout. Il s’empressa donc de répondre.

« Je suis là en effet en service pour le sire Constantin. Et vous, qui êtes-vous pour surveiller ainsi mes allées et venues en ses terres ?

— Des amis du père Waulsort.

— En ce cas, j’ai male nouvelle à vous conter : on l’a porté en terre voilà peu. Si vous vous hâtez, vous aurez temps d’aller prier sur sa tombe, en la nécropole du castel Saint-Georges.

— On l’a appris, c’est ce qui nous a menés en ces lieux… Pourrions-nous entrer ? »

Ernaut se contracta. Bien que les trois hommes ne se comportâssent nullement comme des brutes, leurs intentions étaient plus que troubles.

« Certes pas. Le sire doyen est exécuteur testamentaire du père Waulsort, et nul ne saurait aller et venir en sa demeure sans autorisation expresse de celui-ci. Il a été bien clair en cette affaire. »

Conscient que sa situation était déjà précaire dans la ruelle, Ernaut estimait qu’il serait folie d’aller s’enfermer dans un lieu clos avec ces trois sbires. L’homme perçut son dilemme et s’exprima alors d’un ton cauteleux.

« Et si je te proposais quelques deniers pour nous déverrouiller la porte et nous laisser entrer un moment ? Tu pourrais aller boire un godet à la plus proche taverne, nous t’y retrouverions affaire faite.

— Ce serait bien déshonnête de ma part envers mes maîtres. Qu’espérez-vous trouver là-dedans ?

— Rien qui ne puisse t’intéresser, compère. Prends-donc les quelques monnaies, cela ne lésera pas un mort de nous ouvrir sa porte ! »

Se mordillant la lèvre, Ernaut hésitait à accepter. C’était un bon moyen de régler cet imbroglio. Il avait les derniers papiers et rouleaux dans sa besace et avait déjà retourné les lieux en tout sens. Sauf s’ils savaient où chercher exactement, ils n’avaient que peu de chance de dénicher quoi que ce soit. En outre, il avait une idée en tête qui lui permettrait de ne pas complètement se dévoiler. Il hocha lentement le menton, tendant la main.

« Tu as parlé de combien de deniers, déjà ? »

L’homme dévoila une dentition abîmée et glissa la main sous sa cotte, pour en ressortir une petite bourse dont il fit tomber six pièces dans la paume d’Ernaut. Interrogeant Ernaut du regard, il comprit qu’il en fallait plus, et en versa douze. C’était une coquette somme, ils avaient donc un gros intérêt en jeu.

Prenant l’air aussi flegmatique que possible, il leur déverrouilla la porte puis désigna un quartier non loin où ils pourraient le prévenir dans une taverne quand ils auraient fini leurs affaires, pour qu’il puisse refermer la maison. Affectant un sourire engageant, il leur confia la lampe et s’en fut sans un regard en arrière. À peine eût-il tourné au coin qu’il s’agita, demandant aux échoppes encore ouvertes aux environs s’ils savaient où trouver Hashim.

Il fut orienté vers une boutique en partie écroulée où le gamin demeurait avec les siens. Ils furent réticents à répondre, ayant déjà barricadé pour la nuit, mais ils écoutèrent le tintement des pièces proposées par Ernaut. La vision de la demi-douzaine de disques argentés fit disparaître les dernières réserves. Quelques instants plus tard, une petite silhouette le rejoignait dans la rue, chaperonnée par son père, un homme fluet à l’aspect hirsute. Ernaut lui glissa trois deniers dans la main avant d’expliquer à Hashim ce qu’il attendait de lui. Puis il prit la direction de la taverne la plus proche qu’il pouvait trouver aux abords de la maison de Waulsort. C’était des lieux de veillée fréquents, les gens se dispersant dans les places alentour pour profiter d’un temps à discuter des nouvelles, narrer des histoires aux enfants ou colporter les ragots.

La période ne se prêtait guère aux longues soirées, avec la lune dont le croissant ne se dessinait que peu et la fraîcheur de la nuit hivernale. En tant que Bourguignon, Ernaut goûtait la température plus que clémente pour la saison, mais les locaux y voyaient les semaines les plus froides de l’année. Découvrant une échoppe proposant de la bière, il s’en paya un pichet. Elle était dense et bien moussue, consistante comme il l’aimait. Il envisagea un moment d’aller se chercher du pain, mais il savait d’expérience qu’il avait peu de chance d’en trouver à la mie épaisse comme il en avait le goût. Outremer, les commerces vendaient pour la plupart des pains plats.

Il n’avait pas avalé la moitié de sa boisson que le trio fit son apparition. Le meneur se dirigea vers lui, le visage fermé. Sa voix résonna de colère quand il apostropha Ernaut.

« Tu te moques de nous, l’homme !Il n’y a rien là-dedans. Vous avez tout vidé !

— Hé quoi, tu ne m’as rien demandé ! Comment je saurais ce que tu espérais ? »

Lui adressant un regard mauvais, l’inconnu s’assit face à lui, sur un ressaut de muret.

« J’ai horreur d’être ainsi moqué ! Où sont ses affaires ?

— Tout est en le palais de l’évêque, je pensais que vous étiez en quête d’autre chose ! »

L’autre haussa les épaules, désormais plus agacé qu’en colère.

« Et que faisais-tu là, si vous avez déjà tout emporté ?

— Je devais estimer le travail qui demeure pour finir de vider l’hostel. »

Fulminant, l’homme jetait des regards en tous sens, comme s’il s’attendait à voir surgir un ennemi du moindre recoin qu’il n’aurait pas vérifié.

« Tu as possibilité de nous faire accéder aux paquetages ? Tu n’auras pas affaire à un ingrat.

— Ça me semble difficile. Il y en a un peu partout, de ce que j’ai compris. Le tout sous clef, à la garde du doyen, du vicomte ou du sire évêque.

— Et tu ne pourrais chaparder pour nous quelques objets dont je te dirai l’inventaire ?

— Il demeure toujours un clerc ou l’autre, pour surveiller ses possessions dont ils ont la garde. Mais si vous patientez, ils vendront peut-être le tout. Il ne vous suffira que d’acheter ce que vous désirez. »

« Pour peu que ça soit mis à l’encan » pensa Ernaut par-devers lui. Sa dernière phrase sembla apaiser le longiligne soldat. Il n’était pas vraiment satisfait, mais la colère était retombée et il cherchait la meilleure façon d’appréhender les choses. Ernaut patienta, avalant sa bière à petites gorgées. Il voyait les ténèbres gagner, le palais n’allait pas tarder à être clos pour la nuit.

« Je vais devoir rentrer…

— Tu demeures en castel saint Georges ?

— Oïl.

— Parfait. En ce cas, je ne te retiens pas plus. On reprendra contact si jamais le besoin s’en faisait sentir. Comment t’appelles-tu ?

— Droin. Droin le Groin, mentit spontanément Ernaut.

— Fort bien, si jamais des nouvelles te viennent, mon émissaire se dira envoyé de la part d’Aymar. »

Le sbire semblait avoir conclu de cette petite opération de corruption qu’il avait un complice à l’intérieur de l’hôtel de l’évêque. Cela convenait parfaitement à Ernaut, qui se contenta de hocher la tête en guise de salut. Il fit un signe rapide aux deux hommes demeurés en retrait et rendit son pichet à la taverne. Enfin, il alla verrouiller la maison avant de se diriger vers le palais.

Il vérifia discrètement à plusieurs reprises s’il n’était pas suivi. L’idée lui sembla un instant ridicule, étant donné qu’ils pensaient savoir où il habitait. Mais il était aussi possible que cet Aymar ne fût pas tant naïf qu’il l’avait laissé entrevoir. Il n’était en tout cas pas simple sergent sans cervelle. Ernaut croisa mentalement les doigts pour que Hashim accomplisse sa mission sans prendre de risque ni se faire attraper. Peut-être que le trio serait moins timoré face à un gamin que devant un géant aux muscles saillants.

Il arriva au portail au moment où les guetteurs allaient clore pour la nuit. Il avait à peine franchi le seuil que les lourds battants claquèrent. Retrouvant ses supports d’acier, l’imposant bastaing de verrouillage pivota dans un grincement lugubre, alors que le clocher sonnait complies.

Lydda, hôtellerie du palais épiscopal, nuit du mercredi 17 décembre 1158

Mis en appétit par sa bière, Ernaut se dirigea vers le réfectoire. Il se doutait bien que les feux seraient couverts pour la nuit, mais peut-être pourrait-il quémander un quignon ou des fruits, de quoi satisfaire son estomac. Il n’y avait plus grand monde, la plupart des hôtes s’étant retirés. Un petit groupe d’hommes jouait bruyamment aux dés tandis que deux autres, certainement des marchands, comparaient des tablettes et des documents à la lueur de plusieurs lampes.

À l’extrémité d’une table, Ernaut reconnut Raoul en pleine discussion avec un voyageur fluet, le regard triste malgré des rides rieuses au coin de la bouche. Les oreilles décollées étaient familières, comme le ricanement discret qu’il entendit. En outre, son arrivée dans la pièce n’était pas demeurée inaperçue. Il se laissa donc tomber sur le banc avec enthousiasme.

« Le bon soir, Guillemot ! »

Il saliva en voyant son compagnon sergent du roi en train d’avaler une écuelle emplie de riz parfumé, où surnageaient quelques morceaux de viande.

« Es-tu porteur d’un message annonçant la prise de Babylone qu’on te sert comme prince en son palais ?

— Rien n’est trop beau pour sergent le roi en mission, sourit Guillemot en avalant une large cuiller. »

Levant un index pour signifier une courte interruption de leurs échanges, Ernaut se releva et alla rapidement vérifier s’il ne restait pas de ce bon plat pour lui. Il ne se trouvait là que des commis, mais l’un d’eux accepta de s’enquérir auprès d’un des chefs de cuisine. La moindre denrée était sous surveillance et il en aurait cuit à quiconque aurait cru pouvoir céder à la gourmandise sans en avoir l’autorisation. Il était en veine, lui indiqua le jeune en revenant avec une réponse affirmative, l’évêque avait prévu un repas trop copieux, espérant des invités qui n’étaient pas venus. Le plat s’était refroidi et il était hors de question de rallumer les feux, mais il servit Ernaut avec une belle portion, accompagnée de pain et d’un pichet de vin.

Entretemps le réfectoire s’était encore vidé et il ne demeurait que les chuchotis des deux négociants, qui faisaient écho aux échanges entre Raoul et Guillemot. Ce dernier était un vétéran dans l’hôtel royal, peu exubérant, mais agréable compagnon. Il était ces temps-ci sujet à la morosité, depuis la mort de son épouse. Il n’en faisait que peu étalage, mais se laissait souvent aller à la rêverie, les yeux dans le vague.

« Alors, compère, es-tu ici pour nous porter aide ?

— J’ai quelques missives pour Jaffa, le détrompa Guillemot, secouant la tête. Je fais halte ici pour vous signifier que le sire sénéchal veut que vous soyez de retour avant la Noël. Il y a de l’ouvrage qui vous attend et il veut que vous ayez fait rapport au patriarche avant cela.

— Cela nous laisse moins d’une semaine ! Nous sommes loin d’avoir fini, ici !

— Si tu le dis… T’auras qu’à le répéter au sire vicomte. »

Ernaut maugréa dans son écuelle, avalant quelques cuillérées en silence. Il fit passer la mauvaise nouvelle d’une large rasade de vin.

« Nous avons important ouvrage ici, la Cité ne peut-elle se passer de nous ?

— La Noël n’est pas tant loin, il faut vérifier que les cens3) vont être versés. Tu sais comment c’est…

— Moi j’espère bien que nous aurons achevé notre tâche ici pour la Noël, intervint Raoul. Je préférerais être en famille à cette occasion !

— C’est vrai, ça, enchérit Guillemot. N’as-tu pas ta mignonne dans les environs de la Cité ? Il ferait meilleur la voir que demeurer ici, non ?

— Je ne dis pas le contraire, mais je n’aime guère abandonner labeur d’importance sans l’avoir achevé. »

Guillemot esquissa un sourire, mi-figue mi-raisin. Toute la sergenterie connaissait bien le caractère irascible du jeune homme, aussi entêté qu’un blaireau, un sanglier et un taureau réunis. Il lui faudrait pourtant bien apprendre à rentrer dans le rang.

« A-t-on nouvelles du Nord ? tenta Raoul, espérant faire bifurquer la discussion.

— Rien de plus depuis que vous êtes partis. Le Turc se tient bien calme, inquiet de savoir à quelle sauce il va être mangé. Il y aura de certes belles batailles à venir dès avant l’été.

— Aurons-nous une chance d’en être ?hasarda Ernaut. J’apensais que seuls ceux partis avec le roi iraient porter le fer en campagne.

— Je ne saurais dire, nous n’avons rien appris à ce sujet. Mais le maréchal tempête encore tant et plus, comme il est de coutume. Je n’ose croire que le roi ne l’appellera pas si une chevauchée se décide.

— Vivement qu’il reparte au nord, celui-là, grogna Ernaut, contrarié de n’avoir pu profiter de la présence de Régnier d’Eaucourt pour cette mission.

— Ne te fie pas à son air de jouvence. C’est un lion en bataille. Il est d’une lignée de grands chevaliers et saura sûrement retrouver la place de ses pères. Son aïeul est mort les armes en main, alors qu’il avait été gravement blessé dans l’effondrement d’une mine. Et son père croupit dans les geôles sarrasines depuis… »

Il leva les mains en guise d’illustration puis retomba dans le silence. Face à lui, Ernaut avalait le délicieux plat sans y prendre garde. Son esprit tourbillonnait trop pour qu’il arrive à se focaliser sur ce qu’il était en train de faire. Guillemot essuya son écuelle avec soin, y abandonnant de minuscules miettes de pain. Il se rinça enfin la bouche avec une longue rasade de vin coupé d’eau.

« Tu seras sûrement amusé d’apprendre que Houdard, le petit à Droart, a sourire doublement édenté, désormais. Il est passé l’autre soir, tout fier de ses deux quenottes manquantes.

— Il les a enterrées comme il se doit ?

— Je ne sais. Dans ma famille, on avait plutôt usage de les vendre comme porte-bonheur.

— C’est là puissant objet de magie, confirma Raoul. Nous, on les brûle pour éviter de devoir les rechercher une fois au Paradis.

— En parlant de sortilèges, tu t’y connais en magie mahométane, Guillemot ? »

Cette simple éventualité amusa le sergent.

« Aucunement. À part celle de leurs maudites flèches, qui savent fort droitement se planter en bien indésirables endroits. Il faudrait demander peut-être à ton compère Abdul Yasu.

— Abdul n’est mie mahométan, et encore moins magicien ! s’amusa Ernaut.

— C’est en rapport avec ton affaire ici ?

— Je ne peux t’en parler outre et de toute façon, je n’en sais rien encore. Il y a tant à faire et si peu de temps pour cela…

— Pour sûr, on rêve tous de se distinguer. »

Il avala une gorgée, servit ses deux compagnons.

« Pourtant, je serais à ta place, je ne m’en ferais guère. Taillé comme tu l’es, tu as de toute façon bonnes chances de finir près le roi. »

La remarque arracha un large sourire à Ernaut, flatté de se voir reconnu pour son physique. Malgré tout, il aspirait à ne pas être réduit à cela.

« Pour une fois qu’on me confie tâche plus intéressante que de fouiller dans les sacoches ou de ramasser les ivrognes et les bagarreurs ! J’aurais cru service du roi plus prestigieux.

— Le roi conchie son pot de nuit comme les autres, mon gars. Il faut bien des mains pour le vidanger. Et il a déjà pleintée de chevaliers pour brandir sa bannière. Tiens ta place, ce sera déjà plus qu’on espère de beaucoup.

— Toi, tu fréquentes trop Baset, se moqua gentiment Ernaut.

— Peut-être bien. Mais s’il a parfois mauvais caractère, il a bon cœur et l’esprit clair. »

Il se rembrunit, attrapa son gobelet et en regarda le fond.

« D’ailleurs, le pauvre a reçu mauvaises nouvelles des siens. Il est parti quelques jours aux fins d’en savoir plus. »

La remarque toucha Ernaut. Il n’appréciait guère Baset, qu’il avait malgré tout connu parmi les premiers dans la sergenterie du roi. Il le trouvait acariâtre et sentencieux. Pourtant, il ne lui souhaitait nul mal. Il se dit qu’il irait faire une petite prière à son intention, d’autant qu’il savait Guillemot assez ami avec lui.

« Tu veux que je mette chandelle en ton nom dans le sanctuaire de saint Georges ? J’irai à la première heure, demain.

— Ce sera me faire grande amitié que cela, compère. »

Guillemot avala un dernier morceau de pain et plia le canif avec lequel il avait usage de manger. Puis il s’étira, faisant craquer ses articulations.

« Sur ce, je vais aller retrouver la salle commune. Demain, il me faut aller à Jaffa et rentrer aussitôt porter les réponses.

— Tu vas avoir le cul tanné en selle à courir ainsi !

— Au moins je n’aurai pas trop froid. Ici ça va encore, mais dans les monts, il y a de quoi attraper bonne engelée. La Cité ne va tarder à blanchir, il fera mauvais être sur les routes quand la neige sera là. J’aime autant être de retour au plus tôt. »

Il se leva puis récupéra son charvin de cuir graissé, sur lequel il avait posé sa chappe de voyage. Il jeta le tout sur son épaule et salua du menton Raoul et Ernaut avant de sortir par la pièce donnant accès aux escaliers vers le grand dortoir. Entretemps, il ne restait plus qu’eux dans le réfectoire. Raoul aida Ernaut à porter les reliefs de leur repas dans la cuisine, où un marmiton ensommeillé se traîna hors de sa paillasse pour les en débarrasser.

La nuit était calme et froide, la lueur de la lune finissante était diffusée par un mince manteau nuageux, ne dessinant que peu les contours des bâtiments. Les deux amis rejoignirent leur chambre en silence et se glissèrent sous les couvertures sans un mot de plus.

Lydda, hôtellerie du palais épiscopal, matin du jeudi 18 décembre 1158

Ernaut se réveilla très tôt, à peine les lueurs de l’aube pénétraient-elles dans leur petite pièce. Il demeura un moment allongé, au chaud sous ses couvertures. Il appréciait de ne pas devoir partager les couches de la salle commune comme avait dû le faire Guillemot. C’était souvent des litières infestées de puces et de punaises et on passait plus de temps à se gratter qu’à dormir. Il bénéficiait des privilèges qu’on accordait normalement aux chevaliers et aux clercs et sourit à l’idée qu’il devait cela au sale caractère du maréchal Joscelin. Guillemot avait raison, il allait peut-être commencer à l’apprécier, au final.

Se levant sans bruit, il prit ses vêtements et se rendit rapidement au lavoir. Ils avaient découvert la pièce la veille seulement et Ernaut s’était juré d’en tirer avantage. À côté de latrines où l’on pouvait s’installer commodément pour se soulager sans déranger ses compagnons de chambrée, il y avait des seaux et de petits baquets pour faire sa toilette. Un large bassin permettait aux lavandières d’y battre le linge à l’abri. L’eau n’était pas chauffée, mais cela ne rebutait pas Ernaut. Il appréciait de plus en plus les pratiques hygiéniques orientales, et repensait avec dépit à toutes ces années en Bourgogne où il ne se lavait guère plus d’une fois par semaine. Il nota de se procurer du savon dans une des échoppes en ville, ayant à y finaliser ce qu’il avait commencé la veille.

Une fois ses ablutions terminées, il passa rapidement au réfectoire, mais on lui confirma que Guillemot était déjà parti, en selle à peine les portes étaient-elles ouvertes pour laudes. Il tint sa promesse et acheta un cierge à un des camelots, qu’il plaça dans la chapelle dédiée à la Vierge. Cela lui semblait plus adapté comme protection que d’en appeler à un guerrier intrépide pourfendeur de mahométans. Il lui adressa un Ave et y ajouta un Credo et un Pater pour son frère, sa famille, ainsi que Libourc et les siens.

Le chantier reprenait vie lentement quand il quitta la basilique pour aller chercher de quoi rompre le jeûne dans la salle commune. Il se contenta d’un peu de pain, bien décidé à améliorer cela dès qu’il serait en ville. Il espérait qu’à l’approche de Noël, des beignets et autres oublies commenceraient à s’entasser sur les étals. La veille, il avait cru que des gaufres étaient prévues, en voyant les immenses plaques de fer amassées sur une des tables du réfectoire. Il avait déchanté en apprenant que ce n’étaient que des moules à hosties.

Le ciel était toujours aussi morose, d’un gris clair. Un vent très léger faisait danser doucement les feuilles de palmier. Il salua les hommes de faction à l’entrée de la forteresse et pénétra en ville. À plusieurs endroits, il nota que des éventaires étaient installés, proposant légumes et produits fermiers. Au milieu, commissionnaires et femmes au foyer déambulaient, un panier au bras ou sur la tête, faisant leurs achats.

Il était en train de négocier des graines de courge et de pastèque grillées lorsqu’il sentit qu’on lui tirait la manche. Hashim le salua poliment et lui indiqua qu’il avait mené sa mission à bien. D’un signe de la main, Ernaut lui proposa de se servir une poignée de ce qu’il désirait avant de régler le commerçant. Puis il suivit le gamin nonchalamment, en lui demandant des précisions.

« Ils ne sont pas dans un khan, mais dans une petite maison, près de la porte de Samarie.

— Ils sont nombreux ? La demeure est forte ?

— C’est juste une maison, au-dessus d’un atelier. Ils ont une écurie en bas, avec un petit jardin. L’un d’eux est parti au matin, à l’ouverture des portes.

— L’homme au gros nez ?

— Un autre. Il reste deux chevaux à l’attache. »

Ernaut s’accorda un sourire. Il était content de lui et des informations qu’il collectait par ce biais. On ne prêtait que rarement attention à ces gamins des rues.

« Tu veux prendre de quoi manger pour tes amis ? Si vous devez vous relayer… »

Un sourire gourmand barrant son visage, Hashim ne se fit pas prier. Ils retournèrent près des boutiques et il choisit une collection de douceurs à base de semoule au miel ainsi que des figues et des dattes. Une fois ces emplettes effectuées et après avoir mémorisé comment parvenir dans le quartier sous surveillance, Ernaut le laissa filer. Il comptait se rendre de nouveau vers la maison du chanoine, où le gamin pourrait le retrouver pour le tenir informé de ce qui se passait si c’était nécessaire. Ernaut n’avait plus rien à trouver dans le logement même, il le savait désormais, mais il avait l’intention d’en apprendre plus sur le rôle de ces curieux visiteurs nocturnes.

Il chercha Umayyah, qu’il découvrit en train de travailler, au milieu de paniers et de sacs, dans un réduit en façade de sa demeure. Il salua aimablement Ernaut tout en finissant de tresser une natte. Il expliqua que c’était un nouveau produit qu’il comptait ajouter à ses spécialités, mais qu’il n’était pas encore complètement au point. Comprenant qu’Ernaut était là pour discuter, il l’invita à s’assoir et appela sa femme pour qu’elle leur apporte quelques fruits secs et graines salées.

« Tu vas goûter le shalab de ma femme, tout le monde l’adore ! »

Ernaut ajouta à l’en-cas les graines qui lui restaient et s’accroupit. Il entendait des enfants jouer dans l’arrière-cour et un petit chien au poil gris vint quémander des caresses.

« Il est à demi aveugle et a perdu un croc, mais il est encore assez vaillant pour chasser les rats ! » précisa Umayyah en le flattant de façon assez bourrue.

Son épouse salua rapidement et déposa un plateau avec un pichet et deux gobelets avant de retourner à ses affaires. Elle sembla extrêmement jeune à Ernaut. Comme il savait qu’il était toujours délicat de s’adresser aux femmes, il se contenta de la remercier d’un signe de tête, acceptant le verre d’un sourire. Umayyah dégagea un peu autour de lui, engoncé qu’il était dans les fibres coupées, les brins de feuille et les paniers inachevés. Des lots de contenants s’entassaient sur une banquette derrière lui.

Ils portèrent un toast silencieux puis dégustèrent à petites gorgées. Ernaut découvrit une excellente boisson, de lait sucré épaissi d’une farine. Il lui sembla distinguer un arrière-goût épicé, très léger, de cannelle. Il tenta de se répéter le nom, afin de pouvoir s’en offrir à l’occasion. Ils échangèrent un petit moment autour du temps qu’il faisait et de choses sibyllines. Puis Ernaut en arriva à ce qui l’amenait plus précisément.

« Est-ce que tu as déjà vu ou croisé des hommes, dont l’un a un gros nez, autour de la demeure du chanoine ? Ils étaient là hier soir.

— Je crois voir ceux dont tu parles. L’un d’eux porte l’épée à la hanche. Ils vont et viennent de temps à autre en effet.

— Tu ne les as jamais vus en même temps que le père Waulsort ou Thibault ?

— Pas dans mon souvenir. Ils sont souvent venus là et même avec une mule une fois.

— Pour apporter ou prendre des choses ?

— Aucune idée. Je les ai vus passer moult fois, mais jamais je n’ai regardé en détail. »

Ernaut grignota quelques graines, faisant craquer la coque qu’il recrachait dans son poing. Umayyah réfléchit en silence avant de préciser.

« C’est surtout l’homme au gros nez, porteur d’une épée qu’on a vu. Cela faisait des années qu’il fréquentait le coin.

— Te fait-il bonne impression ? Penses-tu qu’il était ami avec les gens de la maison ?

— Il ne m’a jamais rien acheté, je ne le connais pas. Et vu qu’il était reçu là depuis fort long temps, il devait y être bien accepté. L’imam Constantin aurait châtié quiconque ennuyait son serviteur et jamais on n’accueille son ennemi plus que nécessaire. »

Ernaut se rendit à l’argument de bon sens. Ceux qu’il avait un moment cru être des voleurs ou des profiteurs devaient donc être partie prenante dans le projet de Waulsort. Était-ce des hérétiques ? Des mages ? Cette dernière idée le fit sourire, il n’imaginait guère Aymar, son interlocuteur de la veille, penché sur de vieux grimoires, en train d’user de sortilèges et d’incantations. Il ressemblait plutôt à un valet, voire un sergent d’armes.

« Thibault ne t’a jamais parlé d’eux ? Ou tu ne l’as jamais croisé alors qu’il discutait avec eux ?

— Non. Ce sont juste des ombres qui vont et qui viennent. Ce ne sont pas des gens d’ici. Dans mon souvenir, ils sont chaque fois en tenue de voyage. »

Ernaut hocha la tête, il n’en apprendrait guère plus auprès du voisin. Il resta encore un moment à échanger sur le commerce local, tout en finissant sa boisson. Puis Ernaut proposa d’acheter un panier à couvercle à l’artisan. Cela lui ferait un petit cadeau pour Libourc tout en lui offrant l’occasion de remercier du temps passé à répondre à ses questions. Il ne marchanda guère, laissant ainsi Umayyah réaliser un bénéfice correct. L’homme parut enchanté de leur rencontre et lui dit au revoir comme à un ami.

Il fit ensuite le tour du quartier, interrogeant quiconque voulait bien lui parler. Il n’obtint rien de plus. Le sergent au gros nez était familier des lieux depuis des années, escorté de divers compagnons au fil du temps. Il n’était guère causant, ne semblait nullement agressif ou dangereux, et trouvait toujours porte ouverte chez le père Waulsort lorsqu’il se présentait. Jamais Thibault n’y avait fait allusion quand il faisait ses emplettes dans le quartier ou échangeait avec ses voisins.

Ernaut en vint à se demander si cet Aymar n’était pas un domestique du chanoine, qu’il envoyait au loin accomplir des missions pour son compte. Son employeur mort, le valet avait eu désir de se rémunérer d’une façon ou l’autre en piochant dans les affaires de son maître. Ernaut l’exclut d’emblée d’une éventuelle liste d’assassins, dans l’hypothèse d’un meurtre, car il aurait eu tout le temps qu’il voulait pour se servir après son forfait. Sa déception de la veille indiquait qu’il n’avait pas eu l’occasion de pénétrer dans la maison depuis le décès de Waulsort.

Lydda, quartier de Samarie, matin du jeudi 18 décembre 1158

Proche de la porte septentrionale, la zone était le lieu où les selliers, bâtiers et loueurs d’animaux de transport se côtoyaient, lovés contre les souks des voyageurs, où ils pouvaient présenter leurs balles et acquérir les productions locales. L’endroit était assez animé, bruyant et gris de la poussière des pas des hommes et des bêtes. Une belle fontaine s’appuyait sur le plus large des logis pour négociants.

Ernaut fut rapidement rejoint par un gamin qui le mena jusqu’à Hashim. Ses petits espions avaient établi leur camp de base dans un jardin accueillant quelques estaminets où les artisans et les étrangers pouvaient prendre leurs repas. Accroupis près d’un jujubier, les enfants picoraient dans leurs réserves en jouant avec quelques poupées de bois et de chiffon. L’un d’eux essayait poussivement de jouer correctement d’une flûte à l’aspect tordu.

« Alors, quelles nouvelles ?

— Un homme est allé chercher de quoi manger, avant que les cloches ne sonnent au matin. Depuis, ils ne bougent pas. »

Ernaut demanda à se faire indiquer le bâtiment. Il était conscient que sa silhouette était reconnaissable entre toutes, mais il avait besoin de voir les choses par lui-même. Heureusement, il put s’abriter derrière un muret protégeant un jardin où trônait un bosquet de grenadiers. Le lieu était bien choisi pour épier les alentours, Aymar et ses compagnons étaient installés dans une pièce à l’étage, accessible depuis une terrasse desservie par un escalier extérieur. En dessous, une boutique débordait dans la rue, proposant des sacs et des étoffes, ainsi que de la corde, afin de confectionner les balles de marchandises. Leur logement disposait de plusieurs fenêtres qui leur permettaient de surveiller de tous les côtés, y compris le passage dans l’artère principale.

Leurs chevaux étaient installés dans une écurie juste au bas de leur escalier. Un coup de chance, se dit Ernaut, ce n’était pas un bâtiment enclos, mais un loueur de montures. Il questionna Hashim à ce propos, afin de savoir s’il pouvait obtenir confirmation qu’il ne restait que deux hommes dans la maison.

« Le vieux Marzawi est pas très amiable. Il a toujours peur qu’on effraie ses bêtes, confia Hashim, clairement inquiet à l’idée d’y aller.

— Je vais aller voir s’il me fait mauvais accueil à moi aussi. Puis je vais aller secouer ce nid de guêpes, s’ils ne sont que deux. Mais avant cela… »

Il laissa aux gamins quelques graines qui lui restaient, leur demandant de demeurer encore un moment, le temps pour lui de revenir. Puis il fila aussi vite qu’il le pouvait en direction du palais. Les cloches sonnaient sexte alors qu’il entrait dans le couloir de l’hôtellerie. Il hésita à aller voir Raoul, puis se dit qu’il valait mieux profiter de son avantage au plus vite. De toute façon, Raoul était de constitution mince et peu impressionnante. Il n’avait d’ailleurs aucune arme dans ses affaires.

Ernaut sortit son épée, la boucla à ses hanches puis coinça sa masse à tête de bronze dans sa ceinture. Il se sentit tout à coup bien plus sûr de lui. Cela lui rappelait quand il devait garder la porte de la Cité. Il s’amusait parfois à se prendre pour le rempart contre lequel les vagues ennemies venaient se briser. Souriant à ces souvenirs, il retourna rapidement dans le quartier de Samarie et retrouva ses petits espions. Leurs yeux se mirent à briller quand ils le découvrirent ainsi affublé de pareils symboles d’autorité. Ernaut s’en sentit d’autant plus fier. Il expliqua à Hashim ce qu’il allait faire, puis s’avança vivement en direction de la maison.

Il savait qu’il était très visible dans la rue, mais il comptait néanmoins sur l’effet de surprise. Ils ne s’attendraient pas à le voir là et il s’estimait en mesure de faire le poids face à deux hommes, fussent-ils armés. Il grimpa les escaliers quatre à quatre, hésita un instant devant la porte. Devait-il tenter de l’ouvrir sans frapper ? Il était sûr de bénéficier de l’initiative si cela était payant, mais déclencherait l’alarme s’il n’arrivait pas à entrer. Dans l’autre cas, s’il toquait, il n’était pas certain qu’ils se montreraient méfiants.

Il se plaqua donc contre le mur, glissa sa lame hors du fourreau et cogna, de plusieurs coups secs. Une voix se fit entendre rapidement, ce n’était pas Aymar. Ernaut attendit un instant puis frappa de nouveau avec insistance. La serrure joua et la porte s’ouvrit. Avant que l’homme n’ait le temps de s’enquérir de qui les dérangeait, Ernaut était sur lui, l’attrapant par le col de son vêtement. Il le souleva de terre, l’entrainant avec lui dans la petite pièce.

L’autre ne fit même pas mine de se débattre, complètement médusé par l’attaque dont il était victime. L’endroit était sombre, Ernaut dut plisser les yeux pour distinguer les banquettes et quelques meubles répartis contre les murs. Sur un des lits, une forme venait de s’asseoir. Il reconnut Aymar, dont la main se tendait vers son épée, appuyée à un coffre.

« Pas de ça, ou je l’embroche comme un poulet ! »

Du pied, Ernaut repoussa la porte, secouant sa victime avec vigueur. Face à lui, Aymar s’était figé, apparemment calme. Sa voix, moins fanfaronne que la veille, lui parut enrouée quand il s’exprima.

« Droin ? Mais que fais-tu ici ?

— La paix, je ne suis pas venu pour répondre à tes interrogations. C’est pour des réponses que je suis ici ! »

Il balaya la pièce du regard, ne vit que l’épée d’Aymar comme possible problème.

« Fais glisser ton fourreau jusqu’à moi, et débarrasse-toi de toute lame qui pourrait vous donner de mauvaises idées ! »

L’homme qu’il secouait comme un fruitier se mit à balbutier et Ernaut réalisa que, de panique, il était en train de faire sous lui. Il le lâcha brusquement, satisfait de voir que son entrée avait eu l’effet escompté. Ils ne devaient plus guère le prendre pour un sous-fifre de l’évêque. Il ramassa l’arme d’Aymar, la posa vers lui et s’appuya contre le mur, son épée toujours au poing.

« Tu vas me conter tout ce que tu sais de cette demeure, Aymar.

— Mais qui donc…

… Cela ne te regarde en rien. Réponds à ma question.

— Je n’en sais que ce qu’on a bien voulu m’en dire !

— Servais-tu le chanoine ?

— Pas directement, non. Mon maître m’envoyait lui porter ce qu’il demandait. Je devais porter et rapporter des messages, aussi. Rien de plus. »

Il désigna de la main son compagnon, désormais affalé sur une des banquettes, avec le regard abattu de celui qui s’est déshonoré.

« Ce pauvre Rolant, ou d’autres, ne sont que valets qui m’accompagnent, pour porter les paquets. »

Ernaut dut reconnaître que le garçon avait bien piètre allure s’il était homme de main. Il s’employait pour l’heure à détacher ses chausses humides, par gestes lents, le regard bas.

« Tu portais quoi au chanoine comme affaires ?

— Des matériaux divers, des pots et des cornues. Je n’y connais rien en ces choses d’érudit. J’avais chaque fois une liste, je me contentais de la suivre.

— Et pourquoi il ne chargeait pas son valet de ses courses ?

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander ! Je ne suis que sergent, donc j’obéis.

— À ce propos, qui te donne donc tes ordres ? »

Aymar prit alors un air buté et croisa les bras. Ce n’était pas le genre de chose qu’il semblait prêt à dévoiler aisément.

« Faut-il donc que je te bouscule pour que tu obtempères ?

— Rien de ce que tu pourrais me… nous faire ne saurait desceller ma bouche sur ce point.

— As-tu crainte de ton maître ou agis-tu par fidélité ? »

Aymar haussa les épaules en réponse. Ernaut regarda Rolant, hésitant à le bousculer. Il avait un peu pitié du valet et saurait bien découvrir qui était derrière eux d’une autre façon. Pour l’heure, il avait besoin d’avoir confirmation de son sentiment et tenta un coup de bluff.

« Pourquoi votre maître a-t-il fait tuer Waulsort ? C’est vous qui vous en êtes chargés ? »

À cette question, Rolant ouvrit des yeux ronds et Aymar se redressa dans son lit, visiblement indigné.

« Nous n’avons rien fait ! Nous ne sommes pas coupe-jarrets tueurs de moines !

— Vous en avez pourtant toutes les apparences !

— Nous n’étions même pas là ! Nous venons chaque mois et devions repasser après la Noël. Nous ne sommes revenus plus tôt que parce que nous avons appris… la mort du père Régnier. »

Ernaut nota qu’Aymar marquait du respect dans la façon dont il parlait du chanoine, ce qui plaidait en faveur de son récit.

« Que cherchiez-vous dans sa demeure ?

— Ses travaux, pardi. Mon maître a payé pour cela et il serait justice que cela lui revienne !

— Il n’a qu’à se faire connaître à la Cour et il sera entendu » ironisa Ernaut.

Aymar baissa les yeux, morose.

« Es-tu bon chrétien, Aymar ? demanda soudain Ernaut.

— Hein ? De quoi me parles-tu ? »

Il se redressa sur son lit, se passa une main sur le visage.

« Écoute, compère. J’encrois qu’il y a malentendus à dissiper entre nous. Je ne sais exactement ce que mon maître attendait du chanoine, et je ne sais fichtre rien de ce que ce dernier pouvait faire avec ses fioles et ses creusets. C’est là savoir de clerc, et fort rare, vu que mon maître n’a trouvé personne d’autre qui puisse faire cela. Je me contente de servir, comme toi. Je ne suis pas murdrier ni espie du Soudan.

— Si tu me disais qui tu sers, cela m’aiderait à te croire.

— Je ne peux me parjurer ainsi. Je n’ai nulle envie de finir le poing percé, ou bien pire. »

Ernaut rengaina sa lame tranquillement puis croisa ses bras, faisant étalage du sentiment de puissance qu’il aimait à dégager. Il savait que cela n’était certes pas moins impressionnant, mais ses intentions paraissaient moins mortelles. Il vit au regard d’Aymar que celui-ci avait compris.

« Je veux bien t’accorder cela, Aymar. Mais sois acertainé que celui à qui j’ai juré ma foi est homme de grande importance, et dont le bras s’abat avec force sur ceux qui mal agissent. J’ai su vous dénicher, je saurais vous retrouver où que vous alliez. Et si vous m’avez pelé la châtaigne, je saurai vous le faire payer, avec intérêts. »

Aymar acquiesça lentement. Ernaut n’aurait su dire s’il était vraiment intimidé ou s’il donnait simplement le change. Il lui faisait l’impression d’être un homme empli de ressources. De son côté, Rolant fut rapidement classé comme quantité négligeable.

Ernaut se décolla du mur et avança vers la porte. Alors qu’il appuyait sur la clenche, Aymar l’apostropha.

« Nous diras-tu seulement ton nom ? Ou comment te contacter, si jamais…

— Tu en sais bien assez, cela ne serait de rien d’en apprendre plus. Et c’est moi qui te contacterai si j’ai besoin. »

Puis il sortit sans précipitation. Il avança d’un pas égal en direction de la rue principale, assez content de lui au final. Il avait prévenu Hashim qu’il ne retournerait pas vers eux. Il tenait à ce que ses petits espions demeurent secrets le plus longtemps possible. En outre, il savait désormais dans quel sens orienter les recherches de Raoul : ils devaient trouver l’identité du mystérieux commanditaire. Il ne fit même pas mine de contrôler s’il était suivi, vu qu’il rentra directement au château saint Georges.

Lydda, palais épiscopal, soirée du jeudi 18 décembre 1158

Les doigts boudinés de l’évêque tournaient les pages avec grande précaution, comme si les feuillets étaient enduits de poison. Avec le temps, sa moue s’accentuait, signe manifeste de la désapprobation qu’il éprouvait à la lecture rapide de certains passages. Il marmonnait d’une voix rauque, en un latin si véloce que ni Raoul ni Ernaut n’y comprenaient rien. Ils se contentaient de siroter discrètement l’excellent vin épicé qu’on leur avait servi. Constantin soupirait longuement en les regardant, d’un air désolé, à chaque fois qu’il s’attaquait à un nouvel ouvrage. Ce qu’il découvrait n’était clairement pas à son goût.

Ernaut admirait le vaste lit, habillé d’épais édredons et de tissus colorés, brillant sous les lueurs ambrées des lampes. Le mobilier aux teintes chamarrées apparaissait plus sombre qu’en journée, accentuant le contraste des décors peints des murs. Ils étaient moins complexes que dans la salle d’audience, mais attestaient du statut de premier plan de l’occupant de la chambre. Une absidiole avait été aménagée en oratoire, orné d’un délicat crucifix avec un Christ de bronze émaillé. Un énorme brasero à roulettes avait été installé près d’eux, améliorant grandement le confort sans pour autant suffire à vraiment réchauffer la grande pièce.

L’évêque parvint au dernier document de la pile et le replia, l’air abattu.

« La plupart de ces écrits me sont inconnus. De nom, j’avais usage de Job d’Édesse4) et de son Livre des trésors, mais Régnier avait commencé à en donner une traduction, semble-t-il. De la médecine, à ce que j’en vois, avec une approche très… organique. Les médecins mahométans et syriaques en ont bonne connaissance. Tous les autres noms me sont inconnus. Je subodore que ce sont là des ouvrages peu répandus. Je ne connais pas le griffon, malheureusement, pas plus que le syriaque et il semble y avoir beaucoup de références à ces langues dans les notes de Waulsort. »

Il tapa du doigt sur un tome épais, l’air soudain plus inquiet.

« Cet ouvrage me pose vrai souci. Ce serait un écrit d’un certain Apollonios. Il se fait le prophète d’un dieu nommé Hermès, qui lui remit les secrets de la création et les principales causes de toutes choses. Il se trouve que le seul Apollonius que je connaisse était un hérétique, défendu par Nicomaque Flavien, un païen fervent adversaire de saint Ambroise. »

Il marqua une pause, fronçant les sourcils et déglutissant avec difficulté, comme s’il répugnait à avaler la salive infectée de ces mots.

« Le propos n’est que salmigondis hérétique sans queue ni tête, formules absconses et recettes simoniaques pour des sortilèges impies, je le crains. »

Il posa une main ferme sur le tas d’ouvrages, agacé.

« Jamais je n’aurais cru qu’il y avait en mon propre collège un nid de mécréance. Ni que je lui avais confié la tâche de décorer le sanctuaire de celui-là même qui avait occis et foulé aux pieds la bête immonde du paganisme. »

Il frappa plusieurs fois du plat de la paume sur l’édifice de savoir maudit posé à ses côtés.

« Il faut remettre tout ceci dans la cellule et l’y enfermer. Je ne sais encore ce que nous en ferons. Il me faut consulter mes pairs et vérifier quoi faire de ces ouvrages impies. »

Ernaut posa son verre, se pencha en avant.

« Le père Waulsort ne pouvait-il pas s’intéresser à tout cela pour le combattre, justement ?

— Il s’adonnait à ces rites magiques, vous en avez contemplé les reliefs vous-même, mon garçon. Il faisait cela pour un maître qui n’était ni le doyen ni moi…

— Peut-être aurons-nous bonne surprise lorsque j’aurai dévoilé son nom.

— Une âme pure ne se camouflerait pas derrière valets de basse besogne. »

Ernaut se demanda un instant s’il était possible qu’un clerc au tempérament plus colérique que l’évêque de Lydda ait pu s’en prendre à Régnier de Waulsort. Si ce dernier professait des pratiques interdites, était tenté d’en illustrer le sanctuaire, c’était envisageable. Ou, alors, encore plus tortueux, c’était un de ses compères hérétiques qui avait utilisé un sortilège basé sur le feu pour les punir d’un manquement à leurs secrets. Waulsort avait-il eu dans l’idée de s’intéresser à cette croyance pour mieux l’éradiquer ?

« Il y a aussi cette mention, fréquente dans les notes du chanoine, à propos d’un secret, le Secretum secretorum5). Est-ce là quelque chose de familier pour vous ? demanda Raoul d’une voix timide.

— Cela ne me dit rien. J’encrois qu’il s’agit là d’un patois désignant leur maléfique liturgie. Que ce soit croyance déviante ou pure affabulation païenne, je ne saurais rien en dire. Peut-être faisait-il allusion à l’un ou l’autre de ses ouvrages en langue syriaque.

— Vu que son valet a été trouvé mort en même temps, brûlé comme lui, pensez-vous possible qu’il ait participé, peu ou prou, aux pratiques magiques du chanoine ?

— C’était bien plus qu’un valet. Régnier avait passé un temps comme simple moine à Saint-Saba, dans la vallée du Cédron. Il en avait ramené Thibault. C’était un converti, récemment baptisé, qui aurait aimé se faire clerc. Mais il était bien trop vieux pour entamer les études. Néanmoins, il était lettré, j’en suis acertainé. C’était peut-être même lui qui lisait les textes de langue syriaque à Régnier. »

Il écarquilla des yeux horrifiés.

« Peut-être avaient-ils dessein de traduire en latin ces textes impies, de permettre leur propagation parmi les savants et les prêtres de la vraie Foi ! »

De crainte, il en but à grands traits une longue lampée d’hypocras, grimaçant à devoir avaler une trop large rasade. Ernaut émit une autre hypothèse.

« Il est aussi possible que ce soit un de ses compagnons, jaloux de ses avancées, qui ait mis un terme à cela.

— En ce cas, pourquoi avoir laissé toutes les affaires en place ?

— Nous n’en savons rien, au vrai. Peut-être manque-t-il les plus importants de leurs évangiles ? Seul un de leurs initiés pourrait nous éclairer. Nous en connaissons peut-être un, indirectement. Une fois que nous saurons qui il est, ce sera plus aisé.

— Peut-être devrais-je envoyer mes sergents s’emparer des hommes que vous avez dénichés. On saura bien leur faire avouer qui est leur maître, proposa l’évêque.

— Vu leurs habitudes de secret, je n’en suis pas certain. Et nous serions coupés de tout lien avec celui qui se cache derrière tout cela. Mieux vaut les garder à l’œil, sans se faire voir, tant que nous n’avons pas au moins une vague idée de qui ils servent. »

Constantin acquiesça sans un mot, ressassant les mauvaises nouvelles qu’il venait d’apprendre. Il ne sourit qu’à demi en voyant son singe approcher doucement de lui, depuis le lit où il s’était caché jusqu’alors. L’animal grimpa prestement sur ses genoux et s’y blottit, lançant des regards inquiets vers les deux visiteurs. Trempant un doigt dans son verre, l’évêque lui fit goûter le vin qu’il lapa d’une petite langue.

Impressionné par le prélat, Raoul reprit la parole d’une voix si faible qu’il dût répéter pour être entendu de Constantin.

« Comme je vous en ai demandé autorisation, j’ai abandonné à Gilbert, un de vos clercs, le tri des documents du secrétaire de l’archevêque. Il n’a pour l’instant trouvé que peu de choses en rapport avec ce qui nous occupe, de ce qu’il m’a confié, mais nous avons encore espoir d’y trouver quelque piste à suivre. Si cette mort n’est pas un simple accident, il y a peut-être raison à en trouver dans les notes du père Gonteux.

— Certes, certes. C’était là jeune homme pétri de talents variés et l’esprit acéré. Mais, de ce que j’en sais, il ne connaissait pas le syriaque.

— Il savait le griffon, m’a confié son valet. Cela lui faisait un avantage sur nous. »

Réconforté par le ton amical et direct de l’évêque, Raoul enchaîna.

« Outre, j’ai découvert parmi les affaires du chanoine de nombreuses lettres reçues d’un abbé dont il semble qu’il est de prime importance, le père Wibald de Stavelot.

— En effet, voilà grand clerc, conseiller des rois germaniques et proche de la curie. Qu’il soit ami du père Waulsort était de bonne fame. Il est malheureusement décédé voilà peu, durant l’été dernier, en mission diplomatique pour le roi des Alemans auprès des Griffons.

— Votre vicomte m’en a un peu parlé, confirma Ernaut. Savez-vous de quoi il est mort ?

— Pas précisément, non. Il n’était pas tant âgé et suffisamment alerte pour beaucoup voyager. Ce fut une surprise pour chacun d’apprendre son décès.

— Et si la même main invisible avait frappé les deux fois ? Si le chanoine s’efforçait à abattre une déviance, ne se peut-il pas qu’un vieil ami lui ait servi de confident ? Peut-être même qu’il était à l’origine des recherches du clerc et donc il aurait été assassiné en premier.

— Vous allez bien vite en besogne, mon garçon. Si une tâche avait été confiée à Waulsort par l’abbé Wibald, j’en aurais été le premier averti. »

Ernaut retint de justesse un sourire. La remarque de l’évêque était pertinente, sauf dans le cas où sa réputation n’était pas sans tache. Il en eut le vertige rien qu’à imaginer la portée d’une telle hypothèse. Un nid d’hérétiques au cœur du royaume de Jérusalem, c’était là une crise que nul ne souhaitait voir advenir. Les barons étaient déjà bien assez belliqueux entre eux pour ne pas ajouter au chaos par la guerre des croyances au sein de l’Église.

« J’ai reçu pour instruction de retourner à Jérusalem dès après ce dimanche, sire évêque. Nous avons encore deux jours pour avancer en ce marais. Le temps d’y voir un peu clair.

— J’ai perdu beaucoup de temps à trier les documents du chanoine et j’en ai presque fini, ajouta Raoul. Je vais pouvoir lire de façon plus cohérente ses notes et, j’espère, en mieux comprendre la logique.

— Vous en avez fait déjà beaucoup, et plus que je n’aurais espéré étant donné les circonstances. Revenez me voir la veille de partir, que je vous donne message à porter. »

Il tendit sa main en guise de congé. Ernaut s’inclina et baisa la bague de l’ecclésiastique, tout en faisant un clin d’œil au petit singe inquiet. Il récupéra les documents, qu’il fit glisser dans un gros sac de toile tandis que Raoul saluait à son tour. Au moment où ils soulevaient la portière de tissu pour accéder à la sortie, la voix de l’évêque les figea un instant.

« Nous errons en des terres fort périlleuses, mes enfants. Ce combat que saint Georges a livré et remporté, il nous faut chacun le refaire. Souventes fois. »

Sommaire : Le souffle du dragon

Suite : Chapitre 4

1)
Terme désignant un converti, baptisé après avoir abjuré une autre religion.
2)
Génie magicien.
3)
Genre de loyer.
4)
Savant, philosophe (IXe siècle) et, surtout, traducteur depuis le grec vers le syriaque de Galien, médecin grec très renommé en Méditerranée orientale.
5)
Le secret des secrets.