Sommaire : Le souffle du dragon
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Ernaut rongeait son frein depuis le départ de son compagnon, tout en s’efforçant de rendre son rôle crédible. Grâce à Hashim, il avait pu établir que Zénon de Morée avait un logement dans le quartier des Byzantins, chez une famille où il habitait dans une petite pièce en fond de cour. En outre, rien ne trahissait en lui l’espion ou le saboteur, il se contentait d’aller et venir sur le chantier, s’occupant avec passion de ses décors.
Ernaut avait vu avec soulagement le retour de Gerbaut, dont le bras semblait guérir. Il n’osa pas trop poser de questions sur le mosaïste, que le manouvrier ne connaissait que peu. Il souhaitait aussi se débarrasser d’une idée qui le taraudait, même si elle lui paraissait absurde : il avait besoin de s’assurer que ce ne pouvait être le portefaix qui ait occis tout le monde. Ils partagèrent donc une bière un soir à une taverne voisine, sans que le discret Gerbaut se dévoile outre mesure. Il disait avoir beaucoup voyagé, travaillant la pierre et ayant à l’occasion dirigé des chantiers, mais il avait connu un drame familial qui l’avait jeté sur les routes. Il se contentait de labeurs annexes, de besognes de journalier afin de conserver sa liberté. Tout en échangeant, Ernaut put s’assurer que sa blessure n’était pas une brûlure, ce qui le soulagea fort pour la suite de l’entretien. Il glissa également quelques remarques de temps à autre dans le but d’étayer les raisons officielles de son retour. Il était persuadé que cela alimenterait les commentaires qui ne manqueraient pas de naître autour de sa présence.
Il était dans sa cellule, attendant la fin de journée pour aller se promener turban sur la tête pour écouter le rapport de Hashim quand on vint le chercher pour se rendre chez l’évêque. Il était étonné de cette convocation, n’ayant rien eu à faire avec Constantin depuis son arrivée. Il fut d’autant plus circonspect qu’il ne fut mené ni dans la grande salle ni dans la chambre, mais dans une petite pièce où de lourds volumes s’entassaient sur des étagères. Au milieu d’eux se tenait Guy le François admirant un imposant codex aux pages décorées en compagnie de l’évêque Constantin. Voyant sa surprise, le sénéchal accueillit Ernaut d’un sourire.
« Voilà notre intrépide limier, qui déniche merles quand on l’envoie quérir moineaux… »
Ernaut s’inclina avec respect et eut soudain l’affreuse impression que Raoul n’avait peut-être pas été assez habile dans son rapport. Le sénéchal du comte Amaury ne semblait pas en colère, mais cela n’augurait pas forcément du bien, vu l’ambiguïté de sa remarque. C’était toutefois l’évêque qui paraissait le plus perturbé. On l’aurait dit ennuyé plus qu’agacé, mais sa face ronde ne trahissait que difficilement ses sentiments. Il n’ouvrit néanmoins pas la bouche, laissant la parole à Guy le François.
« Nous ne pouvons demeurer céans trop longtemps sans attirer l’attention. Alors tu vas ouvrir grand tes oreilles et bien tenir en mémoire ce que je vais te conter. »
Voyant que son numéro autoritaire arrivait à inquiéter l’énorme masse de muscles face à lui, Guy s’accorda un sourire carnassier.
« Tu as, semble-t-il, découvert ce qui pourrait, et j’insiste bien sur ce mot pourrait, être une terrible malfaisance en nos provinces. Nul ne saura jamais ce sur quoi travaillait au juste ce pauvre chanoine, mais il est fort possible qu’il se soit aventuré en bien périlleuses recherches. Selon toi, celles-ci auraient déplu au pouvoir de nos frères griffons qui auraient dépêché une de leurs espies pour se garantir que leur secret du feu de guerre ne soit mie découvert par tierce personne. »
Il se tourna vers l’évêque, qui, bien que clairement désemparé, hocha la tête en assentiment.
« Hors cela, nous n’avons nulle certitude que ce possible maufaisant soit le mestre mosaïste Zénon de Morée, quand bien même tu as collecté à ses dépens bien lourds, et je crois, logiques soupçons. Mais logique n’est pas justice. Quand bien même tu aurais toutes les garanties, il ne serait guère profitable ni au roi Baudoin ni à mon maître Amaury que nous fâchions nos naturels alliés griffons alors même que nous ne sommes acertainés de rien. Nous n’allons donc rien faire contre lui qui demeure, pour ce que nous en savons officiellement, un honnête et fort talentueux mosaïste, gracieusement envoyé au roi Baudoin par son désormais cousin le basileus Manuel1). »
Constatant le dépit que cette déclaration faisait apparaître sur les traits d’Ernaut, le sénéchal adopta un ton autoritaire pour continuer.
« Tu as donc tes ordres : tu demeureras céans encore une paire de jours, aux fins que personne ne voie mon passage coïncider avec ton département. Puis tu rentreras en l’hostel le roi à Jérusalem, sans plus parler de toute cette affaire à quiconque sans y avoir été autorisé. M’as-tu bien entendu ? »
La gorge nouée par l’émotion, Ernaut hocha le menton, incapable d’émettre un son. Soucieux de mettre un peu de miel dans le vinaigre de son discours, Guy enchaîna d’une voix plus amène.
« Tu as fort bien œuvré en toute cette affaire. Montre-toi aussi obéissant que tu as été malin jusqu’à présent et nous pourrons tous convenir que tu as bien servi le roi ton maître. Tu peux disposer. »
Incapable d’en endurer plus, Ernaut salua silencieusement et sortit de la pièce comme un somnambule en plein cauchemar. Il avait tant escompté du dénouement de cette affaire, certain d’y avoir fait de son mieux qu’il s’attendait à ce qu’on lui accorde de venger la mémoire de son ami. Jamais il n’aurait cru qu’on lui intimerait de façon aussi injuste de mettre un terme à tout cela. Le ressentiment y naissait de la tristesse qu’il ressentait à une pareille iniquité. Quand il sortit du palais, il serrait les poings et la mâchoire à s’en faire mal, espérant trouver un exutoire à sa rage, fut-ce le plus minable des prétextes. Heureusement pour les présents, sa fureur était si évidente que chacun s’esquivait en le voyant arriver. Il en fut quitte pour aller se défouler sur le matelas de sa couche, frappant l’enveloppe de tissu jusqu’à l’exploser et en faire voler les fétus de paille. Il se jeta alors au sol, grognant tel un ours blessé, inapaisé malgré les coups portés et rumina sa colère un long moment. Sans envisager la nuit qui s’installa peu à peu, pour enfin se retrouver dans le noir complet.
La faim le ramena à la réalité. Il se leva, indifférent au spectacle de sa chambre dévastée et sortit de la pièce. Il était certainement trop tard pour se faire servir au réfectoire, mais il se trouverait possiblement une taverne ouverte quelque part dans la cité. Il noua son épée à sa hanche, enfila une chape et vérifia la bourse à son braïel, puis quitta l’hôtellerie. À son grand désarroi, les hommes de guet à la porte donnant en ville lui expliquèrent qu’ils ne pouvaient le laisser sortir vu l’heure. Inquiets d’opposer un refus définitif à un colosse à l’allure si peu enjouée, ils lui proposèrent de partager un pichet avec eux. Ils n’avaient pas grand-chose à faire, n’ayant pour mission que de garantir que personne n’entrait nuitamment dans les lieux. Comme il était peu probable qu’un assaut soit porté depuis la cité, ils se contentaient de jouer les concierges pour les patrouilles et les importants visiteurs qui auraient besoin d’aller et venir.
Leur accueil simple et amical et leur humour grivois lui permirent de ne pas se complaire seul dans son malheur. Cela lui coûta quelques deniers aux dés, mais au moins finit-il la veillée avec moins d’amertume qu’il ne l’avait commencée. En outre, il évita ainsi la tentation de se rendre jusqu’au logement du mosaïste pour lui faire expier ses péchés manu militari.
Les vigiles avaient sonné depuis un bon moment quand il se décida à regagner son lit, remerciant ses compagnons de la soirée. Lorsqu’il retrouva sa chambre saccagée, son acrimonie revint et il s’allongea sur la couche de Raoul, la tête emplie de pensées chagrines.
Le lendemain, il s’accorda une grasse matinée, ne s’extrayant des draps que pour se faire raser avant la messe. Il prit également du temps pour ses ablutions, goûtant l’eau froide sur sa peau. Voyant un timide soleil s’annoncer pour la journée, il hésita un moment à se sécher au-dehors, mais renonça devant le vent. Sa colère était retombée dans la nuit, mais son aigreur avait cru d’autant. Depuis qu’il avait rejoint le service du roi, c’était la première fois qu’il était ainsi désavoué dans ses ambitions. Il avait pensé que la Terre sainte saurait lui offrir tout ce qu’il espérait et son dépit était à la hauteur de ses expectations. Il se sentait las. Il avait soudain une furieuse envie d’aller retrouver Libourc, de s’établir avec elle en un manse loin de la Cité et de se contenter de travailler la terre. Elle, au moins, ne mentait jamais.
Ernaut avait rassemblé ses quelques affaires pour reprendre la route de Jérusalem et se rendait à l’écurie pour y préparer sa monture lorsqu’il perçut un regard qui s’accrochait à lui. Il chercha dans la cour sans pourtant identifier personne. Puis ses yeux s’aventurèrent au-delà du portail d’entrée depuis la ville, grand ouvert en ce clair matin. Il y découvrit Aymar appuyé à un mur, grattant son gros nez comme il en avait le tic. Surpris de sa présence, Ernaut alla droit en sa direction, mais celui-ci s’esquiva quand il le vit s’approcher, sans même avoir échangé un mot avec lui. Il déambulait sans se presser, mais ne manifestait nullement l’intention de s’adresser à lui.
Ernaut comprit qu’il lui fallait le suivre ainsi qu’il marchait, sans donner l’impression qu’ils avançaient de concert. Ils pénétrèrent dans le cœur de ville, comme si chacun était occupé à ses affaires propres, tout en s’assurant par de rapides regards qu’ils ne se perdaient pas. Ils aboutirent dans un souk où tailleurs, fripiers et négociants de toile se partageaient les échoppes.
Voyant qu’Aymar faisait mine de s’intéresser aux habits disposés dans des paniers devant un marchand de vêtements d’occasion sans aller plus loin, Ernaut vint à ses côtés.
« Emprunte l’escalier dans mon dos et frappe à la porte une série de coups rapides. Tu y es attendu. »
Sans attendre de réponse ni préciser quoi que ce soit, Aymar reposa le thawb qu’il était en train de regarder et s’éloigna vers une autre boutique. Ernaut prit le temps de discuter un peu avec le vendeur, puis se décida à monter les quelques marches. Tout en espérant que ce n’était pas là un piège, il serra la poignée de son épée peut-être plus que de raison.
À peine eût-il toqué que la porte s’ouvrit pour dévoiler un faciès carré de soldat. Le nez brisé, le regard suspicionneux et le front bas s’harmonisaient avec le gambison de toile fine, sali et bruni par les années et la chevelure à l’écuelle rasée sur l’arrière. Le tout posé sur des jambes qui semblaient rouler à chaque pas tant elles étaient arquées. La voix était par contre étonnamment fluette et aigüe.
Il s’enquit de l’identité du visiteur et, s’étant fait confirmer qu’il s’appelait Droin, le laissa entrer. La pièce était toute en longueur, surplombant la boutique à qui elle avait dû servir de réserve un temps. Un petit volet percé d’une claire-voie apportait la seule lumière. L’homme fit un geste à un comparse du même tonneau, qui attendait à côté d’une porte au fond. Celui-ci disparut en un éclair.
Puis le soldat se mit en devoir de se curer les dents avec soin, sans quitter des yeux Ernaut. Ce dernier faisait mine de ne pas être impressionné, mais la carrure et les attitudes du sergent lui semblaient autrement plus imposantes que tout ce qu’il avait vu des compagnons d’Aymar jusqu’à présent. Il n’eut heureusement pas longtemps à patienter, le second homme vint le chercher sans plus de parole. Bien qu’il fût plus jeune et parût avoir moins blanchi sous le harnois, il portait tout de même épée et tenue rembourrée de guerre, et bougeait avec l’assurance d’un soldat. Il mena Ernaut à travers quelques pièces et courettes jusqu’à une salle de bonne taille.
Percée de plusieurs fenêtres où la lumière pénétrait au travers de décors de bois sculptés, elle était pavée de carreaux vernissés et les murs chaulés s’étaient vu adjoindre quelques peintures géométriques. Le mobilier en était rudimentaire : pour l’essentiel des tapis accumulés sur des nattes de palmier et quelques matelas. Il s’y trouvait un grand coffre bardé de métal sur lequel était assis, de côté, un homme au physique délié. Bien qu’il fût très mince, les joues creuses habillées de barbe flanquant un nez fin légèrement busqué, il fit à Ernaut l’impression de n’être que muscle et tendon, empli d’énergie. Il était vêtu d’un bliaud de très belle qualité et jouait avec une croix qu’il avait suspendue autour du cou. Ses cheveux bruns frisés étaient bien coupés quoiqu’un peu courts pour la mode chez les galants, ce qui pouvait trahir une habitude à porter le heaume et la coiffe de mailles. Il toisa Ernaut un petit moment, un sourire matois dansant sur ses lèvres, sans dire un mot. Puis, voyant un éclair de compréhension dans le regard de son invité, il brisa enfin le silence.
« Je vois que tu as mis un nom sur ma personne, jeune… Droin. Ou devrais-je dire Ernaut ? Penses-tu qu’il y ait tant de jeunes gens de ton gabarit en le royaume que tu ne puisses être aisément reconnu ? Mais tu as bien agi, prouvant que tu n’étais pas muscle sans cervelle. »
Il envisagea en détail Ernaut encore un moment, puis reprit tout à trac.
« Je t’ai mandé aux fins que tu ne fasses pas erreur sur ton office en cette histoire. »
Ernaut se demandait quel rôle avait joué l’important baron devant lui. Il avait suffisamment souvent fréquenté la cour autour de la reine mère Mélisende pour ne pas douter que c’était Philippe de Naplouse, ou de Milly comme on l’appelait parfois. C’était un des principaux seigneurs de Terre sainte, proche du pouvoir royal depuis plusieurs décennies. C’était aussi, selon les rumeurs, un chef de guerre expérimenté et un chevalier de grande bravoure. Jamais Ernaut n’aurait pensé qu’il pouvait prêter la main à de tortueuses menées.
« Peut-être ne le sais-tu pas, mais la couronne de Jérusalem est fort mal allant. Il n’est de jour qui ne voie un de ses ennemis lever des troupes contre elle, ou un de ses alliés négocier son amitié à prix d’or. Le chanoine participait à sa façon à la puissance du bras de notre roi, sans que celui-ci n’en sache rien. »
Il marqua une pause, lâchant sa croix pour se tourner face à Ernaut.
« Il est parfois nécessaire que la main dextre ignore ce que fait la senestre, fort cyniquement nommée. »
Il se tut de nouveau un moment, examinant les réactions du jeune homme face à lui. Son regard avisé, habitué à évaluer les soldats qu’il menait au combat, se plissa de ruse lorsqu’il reprit la parole.
« Ce jour, il est en ton pouvoir de faire rendre gorge au félon qui nous a si traitreusement assailli, faisant en sorte que tout cela ne soit pas qu’inutile gâchis. »
Comprenant que Philippe de Milly lui demandait l’exact inverse de ce qui lui avait été ordonné, Ernaut s’agita un peu et fut invité par un geste à s’exprimer.
« Je ne souhaite certes pas contrarier vos humeurs, sire. Mais on m’a intimé de ne rien faire.
— Tout à fait, et devant bon témoin, un évêque digne de foi prêt à en jurer de sa main annelée sur les Saintes Évangiles ! N’as-tu point entendu ce que je t’ai exprimé dès avant ? »
Philippe de Milly se leva soudain et s’approcha d’Ernaut. Bien qu’il en fît la moitié du gabarit, il en égalait presque la taille et compensait par une intense énergie qu’il mettait dans chaque geste. Il posa une main amicale sur l’épaule du jeune géant.
« Tu as bonne fame en l’hostel du roi et pourrais fort bien être voué à importantes missions. Mais il va te falloir faire un choix, jeune Ernaut, dont tu ne pourras revenir. Es-tu prêt à servir la couronne à n’importe quel prix, fut-ce celui de ton honneur ? Il est facile de disposer de sa vie ainsi que tu l’as déjà juré. C’est là bien modeste offrande puisqu’elle s’accompagne de la certitude d’éternelles louanges. Autrement rude et absolu est le serment de celui qui n’hésite pas au seuil du pas périlleux de l’âme. Es-tu de cet acier dont on modèle Durandal ou Joyeuse ? Ou simple ferraille destinée au canif dont le vilain tranche son quignon ? »
Ernaut se mordit la lèvre. Il avait envie de croire en l’invitation du puissant baron, mais la méfiance demeurait. Il trouvait cela trop discret, trop sournois, sans éclat ni vaillance. Quoiqu’en dise Philippe de Milly, il se sentait à des lieues des Roland, Olivier et autre preux de Charlemagne.
« Il me serait aisé de te rappeler que tu obtiendrais vengeance pour ton ami, ce jeune clerc. Mais ce n’est pas là vassal dont le royaume a besoin. Ce qu’il lui faut, ce sont des hommes assurés de servir de loyale façon, ayant au plus profond d’eux le désir de bien agir, droitement et sans peur, confiants en une cause qui les dépasse. »
Il retourna s’asseoir et croisa les mains, se penchant en avant.
« Je ne saurais t’ordonner en rien ce qui adviendra. Toi seul peux choisir de sortir de ces méfaits peut-être quelque bien. Et si d’aventures tu obtenais quelque utile information sur un projet de feu de guerre, n’hésite pas à te présenter en mon hostel à Jérusalem, tu y seras entendu discrètement. »
Ernaut n’avait pas bougé, médusé par les déclarations du puissant seigneur de Naplouse. Il déglutit lentement, sentant que les mots s’arrachaient péniblement à sa gorge.
« Je pourrais mener Aymar…
— N’en dis pas plus, je ne veux rien savoir des détails. Mais quoi qu’il advienne, ce sera de ton fait seul. On prête suffisamment de méshonnêtes agissements à mon hostel pour ne pas apprendre qu’un des miens a créé un différent avec le puissant cousin griffon de notre roi Baudoin. »
Il laissa ses paroles en suspens un moment puis agita la main.
« Nous en avons fini, tu peux te retirer. »
Un peu hébété, Ernaut salua et se retira, guidé de nouveau par les soldats mutiques. Lorsqu’il retrouva le souk, il se sentait désorienté, comme s’il sortait d’un long sommeil ou avait trop bu. Il erra un temps en ville puis repartit vers le palais. Impatient de se mettre en selle, il se hâta de finir de préparer ses affaires. Il lui fallait quitter cet endroit au plus vite. Il hésita un moment à prendre la route du sud, qui passait par la petite Mahomerie, où Libourc saurait l’apaiser, mais il n’eut pas le cœur d’aller la voir dans un tel état de confusion. Il ne souhaitait pas dévoiler son désarroi ni laisser entendre qu’il avait des soucis dans son service. Sa belle-mère n’approuvait déjà pas qu’il porte les armes, elle n’aurait certainement pas manqué de pointer du doigt les nouvelles incommodités qu’elle y suspectait.
Poussant son cheval aussi durement qu’il le pouvait, il galopa dès que les voies n’étaient pas trop étroites ou instables, dépassant plusieurs caravanes dont les guides pestèrent d’être ainsi bousculés par les graviers et la poussière de ce cavalier pressé. Arrivé à Jérusalem, il ne lâcha pas plus de trois mots à ses collègues à la porte de David et, sa monture à peine confiée aux palefreniers, il alla se claquemurer chez lui. Lorsqu’il se laissa tomber sur sa couche, encore gris du chemin, il n’aurait pas su dire s’il était euphorique, en colère ou au bord des larmes. Ce qui était certain, c’est qu’il aurait volontiers passé toute cette énergie à frapper de ses poings nus sur n’importe quoi, ou n’importe qui.
Ernaut s’était rendu de bonne heure au palais afin d’y faire son rapport au sénéchal. Il savait que celui-ci écouterait d’une oreille distraite, l’affaire ayant été prise en charge et entendue par les hommes du comte de Jaffa. Il tenait néanmoins à ce que son service soit irréprochable. Tout au long de la journée, il s’efforça également de manifester un peu de rigueur, à défaut d’enthousiasme, dans ce qu’il faisait. Il croisa Raoul à plusieurs occasions et se contenta de sourire sans chercher à échanger avec lui, inquiet de réveiller des blessures trop vives.
Quand il apprit que Droart et Eudes étaient de la patrouille nocturne, il demanda à en faire partie. Il les retrouva avec plaisir lors du repas du soir, qu’ils prirent ensemble dans une des salles servant à l’occasion de réfectoire. La jovialité coutumière de Droart eut raison des idées noires d’Ernaut et celui-ci finit par se mettre à plaisanter avec ses amis. Il accepta de leur narrer sa mission, sans en évoquer les éléments secrets, qui étaient pourtant ceux qui pesaient le plus sur son âme.
Droart tenta de le réconforter, en parlant de ses travaux à lui, dont il espérait qu’ils ne réveilleraient nul dragon, disait-il. En dehors de sa femme, dont il n’était pas certain qu’un saint Georges y suffirait à la tâche.
« Ne prends pas en male part ce que je vais te dire, compère, glissa Eudes, mais si tu la trouves si peu à ton goût, pourquoi ne sévis-tu pas ? Si tu lui abandonnes ainsi les braies, ne t’étonne pas qu’elle s’en empare !
— Il n’y a femme, cheval ni vache qui n’ait toujours quelque tache. Si on savait ce que le mariage apporte, peut-être se ferait-on moine !
— Toi chez les encapuchonnés escouillés ? Je voudrais bien t’y voir !
— Tu parles de raison. Disons chez les chanoines. Eux au moins ont à ouïr mignonnes garcelettes à confesse et peuvent en tirer quelque avantage ! Encore qu’avec ma chance, j’aurais mon épouse comme paroissienne ! »
Baset vint mettre fin à leur discussion, le mathessep rassemblait la patrouille pour les dernières instructions. Ernaut retrouva l’atmosphère habituelle des rondes avec un étrange sentiment de distance. Il lui semblait qu’il n’était entouré que de fantômes et que tout se déroulait comme s’il n’était pas du même monde. Il voyait les gestes, entendait et souriait aux plaisanteries échangées, obtempérait aux ordres, mais tout cela arrivait en dehors de lui, sans qu’il n’ait vraiment l’impression d’être là.
Alors qu’ils passaient près de la porte de David, les hommes chargés des courtines signalèrent un émissaire qui demandait à pénétrer en ville. Après vérification, c’était un coureur venu du Nord, porteur de messages royaux. Ernaut et Droart furent désignés pour l’accompagner jusqu’au palais où il serait auditionné le lendemain matin à l’aube. Leur mission achevée, ils firent demi-tour pour rejoindre la patrouille. Chemin faisant, Droart proposa une gorgée d’une petite gourde qui ne le quittait que rarement, surtout les nuits de garde. Après s’en être autorisé une longue lampée, il fit claquer sa langue à plusieurs reprises.
« Je n’avais pas compris que tu étais si fort compère du jeune clerc. Peut-être devrais-tu faire donner quelques messes pour lui, ça ne peut pas faire de mal.
— Je ne suis pas certain qu’il aurait aimé qu’on nous dise compères, mais aurait sûrement apprécié l’idée des messes. Je vais y songer, merci.
— Et puis on devrait se faire belle veillée un de ces soirs, qu’en dis-tu ? Fêtons Charnage2) avant de subir Carême ! Et nous y causerons de nos projets. Cela fait moment que tu n’as pas évoqué ton mariage avec ta drôlesse.
— C’est que le temps me paraît bien long avant de m’unir à elle.
— Et ce sera encore pire une fois que tu l’auras mariée, crois-moi ! »
La face réjouie de Droart sous le clair de lune arracha un éclat de rire à Ernaut.
« Enfin, je ne te le souhaite certes pas. Mais mieux vaut être mal compaigné que pas compaigné du tout. Et si d’aventures tu as projet d’avoir bel hostel, je connais les personnes dont graisser la main pour tout se fasse au mieux.
— Je n’ai pas encore suffisamment d’avoirs pour m’établir. Encore quelques mois, une ou deux Pâques !
— Et quoi ? Le béjaune ne veut pas devenir un homme ? Demeurer bachelier est certes fort agréable pour aller muser qui ci qui là, mais il convient à un moment de fonder une famille et de peupler le royaume ! »
Ernaut convint de la justesse de la remarque. Même s’il était impatient de s’unir à Libourc, il se mettait parfois des exigences trop élevées en ce qui concernait leur future installation. Nombre de jeunes mariés n’avaient pas le capital dont lui disposait. En outre, à en croire ce que lui avait confié Philippe de Milly, il n’était pas sans attirer l’attention sur lui et pouvait espérer grimper encore dans la hiérarchie de l’hostel du roi. Sergent monté, voire mathessep lui semblaient des postes assez rapidement envisageables désormais.
Le choix qu’il devait faire en ce qui concernait le mosaïste pouvait aussi modifier la façon dont il concevait l’avenir. Il convenait donc d’intégrer Libourc et leurs possibles enfants à sa réflexion. Il commençait à voir les choses plus posément, avec moins d’angoisse. Mais il n’était pas encore prêt à prendre une décision. Se perdre dans les activités routinières du service lui offrirait un moment de grâce, où il n’aurait guère à user de ses méninges. Il allait se rendre à la Petite Mahomerie le dimanche suivant, pour assister à la messe avec sa future belle-famille. La présence seule de Libourc lui apporterait de la force pour trancher, même s’il ne comptait pas tout lui révéler de son dilemme. Il voulait éviter de l’exposer ainsi à toute la noirceur du monde.
Lorsque primes sonnèrent aux églises de la ville, la patrouille était de retour au palais. Les escouades de jour étaient parties prendre leur service aux portes et les hommes ayant passé la nuit dehors étaient pour la plupart rentrés chez eux. Malgré la fatigue, Ernaut chercha, dans les zones de la Cour et de la sénéchaussée, après Régnier d’Eaucourt. Il avait croisé Ganelon au réfectoire le matin et espérait pouvoir s’entretenir avec le chevalier avant d’aller se coucher.
Il finit par le retrouver dans un des petits jardins, en grande discussion avec quelques soldats, dont deux portaient la cape blanche des miliciens du Christ. Régnier reconnut Ernaut, mais demeura à échanger un long moment jusqu’à ce que chacun s’éloigne. Il fit alors signe au jeune homme d’approcher. Ce dernier s’inclina poliment en arrivant.
« Alors, jeune Ernaut, comment t’es-tu sorti de mission de chevalier ? plaisanta aimablement Régnier.
— J’espère ne pas avoir gâché trop irrémédiablement les choses, rétorqua Ernaut, mi-figue mi-raisin. Si vous en êtes d’accord, j’aimerais avoir votre sentiment en cette affaire.
— Je t’encontre bien sombre en cette belle matinée. Est-ce à voir à cause de la mort du père Gonteux ?
— Disons que c’est lié à cela, sans en être la directe cause. »
Le chevalier invita Ernaut à l’accompagner dans une déambulation parmi les plantes. Avec le froid et l’absence de fleurs, le jardin semblait en sommeil malgré la luxuriance des formes.
« Quelle est donc la ténèbre qui ronge ton cœur ? Peux-tu m’en dire sur les tristes événements de Lydda ?
— Je ne saurais entrer dans les détails, ordre m’ayant été donné de ne point en parler. Et la question qui m’amène n’en est que la cause, sans en nécessiter l’inventaire. »
Ernaut stoppa, cherchant à formuler au mieux ce qui le poignait ainsi. Le visage attentif du chevalier comprit que la demande dépassait les besoins d’une simple enquête de routine. Il ne le brusqua pas par des questions forcément maladroites par leur méconnaissance.
« Avez-vous éprouvé déjà quelques doutes quant à votre conduite en vos serments ?
— Qu’est-ce à dire ?
— J’ai fait solennelle promesse, mais je me demande comment la mieux servir. Et il me semble parfois que je dois en trahir certains termes pour en respecter le sens.
— Oh, certes, je comprends fort bien le déchirement, pour l’avoir maintes fois éprouvé. C’est là le destin de celui qui cherche une voie honorable, Ernaut. »
Il s’éclaircit la voix, triant parmi ses souvenirs afin d’en tirer un récit élaboré, voire édifiant.
« Ainsi que toi, j’ai juré sur saints livres et il m’est arrivé d’être en l’hostel le roi lors des terribles affrontements entre Baudoin et sa mère Mélisende. Ils en étaient venus à s’assaillir en pleine cité, l’un érigeant pierrières pour déloger l’autre du chastel. À la parfin, Dieu a voulu que le fils l’emporte sur sa mère. Je n’encrois nullement que le connétable Manassès ait failli à son devoir, mais il a pourtant dû laisser sa charge. En toute cette affaire, il en a jugé selon son âme et son honneur et on l’a démis et chassé pour cela. Et moi, ainsi que mon sire Onfroy, j’ai rejoint l’hostel de Baudoin. Ai-je démérité pour cela ? Ai-je trahi mon sire Manassès ? Un autre que moi en jugera. »
Il se tourna vers Ernaut et lui frappa sur la poitrine.
« Il te faut comprendre ce que tu espères en cette vie et en l’autre, et tu en tireras l’aune à laquelle tu établiras toute mesure. Il n’est nul serment dont on n’ait fait l’épreuve du feu de chaque mot en son âme. Laisse donc paroles creuses et promesses vides aux bateleurs en amour de jouvencelles. Si tu as doutances en tes choix, c’est que tu es en bonne voie. La seule certitude que tu dois protéger en ton fors, c’est ta foi en Dieu. »
Ernaut demeura un long moment à éprouver le sens de ces paroles, cherchant à en tirer un enseignement utile à la résolution de son problème. Il remercia chaleureusement le chevalier de lui avoir accordé du temps et s’apprêtait à partir quand ce dernier le retint d’un geste.
« C’est possiblement revenu à tes oreilles qu’on parle assez souventes fois de toi parmi barons et officiers. Tu as attiré l’attention sur toi, Ernaut. Veille à te garder comme en combat et à ne jamais poingner seul. Tout conroi3) ne vaut que par les liens qui le tissent. Garde féals compaings près de toi. »
La fin de la semaine n’avait été que routine du service. La ville était habituellement calme en ces périodes, les températures hivernales dans les montagnes de Judée refroidissant les ardeurs des pèlerins, qui, en cette saison, visitaient plus volontiers les lieux saints proches des côtes. Le commerce lui aussi était ralenti, pour les mêmes raisons. La garde aux portes était donc généralement assez ennuyeuse et les patrouilles lors des longues nuits plutôt tranquilles. Il se trouva juste une querelle entre membres du guet bourgeois qui se disputaient l’honneur de tenir la porte Saint-Étienne l’année suivante. Il était fait reproche aux bouchers de ne guère partager et ces derniers estimaient qu’ils n’avaient pas à le faire, étant donné que c’était là leur privilège depuis des décennies.
La situation ayant dégénéré à la faveur de la nuit et de trop grandes quantités de vin chaud, il avait fallu que la patrouille des sergents intervienne. Il se trouvait néanmoins quelques blessés parmi les bourgeois, dont un assez sérieusement. Le vicomte organisa assez vite une rencontre avec les principales confréries afin de clarifier les choses. Il se moquait des points de préséance et n’avait aucune intention de s’en mêler, mais il était inacceptable que les hommes chargés de tenir les murailles en viennent à se battre entre eux. Quand bien même nul ennemi n’était aux portes, la prochaine fois qu’il serait confronté à pareils agissements, il punirait de façon rapide et, insista-t-il, définitive. Puis il laissa la place aux jurés pour que la question qui les avait divisés soit abordée.
Bien qu’il ait terminé son service assez tôt le samedi, Ernaut choisit de ne pas chevaucher le jour même. Il prit le temps de se rendre aux bains, bénéficia d’un barbier adroit et volubile, qui lui farcit la tête de nouvelles aussi variées qu’inintéressantes, puis s’offrit quelques pâtés qu’il engloutit dans sa chambre. Au soir, il dormait si profondément qu’il n’entendit pas sonner complies.
Sans se presser, il était arrivé largement à temps pour l’office à la Petite Mahomerie, profitant d’une météo clémente pour déambuler dans la palmeraie qui abritait quelques jardins près de l’église. Malgré l’envie, il ne se précipita pas chez Libourc, préférant lui faire la surprise, goûtant par avance le plaisir de voir la joie illuminer les traits de sa fiancée. Il ne fut pas déçu et il eut toutes les peines du monde à se discipliner pendant la messe. D’autant que le prêtre, fraîchement nommé par les chanoines du Saint-Sépulcre, s’était mis en tête de séparer hommes et femmes pendant la cérémonie, ce qui faisait grincer les dents des plus conservateurs des paroissiens, pointilleux quant au respect de leurs habitudes. Ernaut se dit que le clerc faisait montre là d’une intransigeance que n’aurait pas reniée Herbelot. Au sortir de la messe, il incita sa belle-famille et leurs proches à faire preuve de mansuétude envers le nouvel officiant, leur narrant ses démêlés avec le père Gonteux lors de la traversée.
Après le repas, comme à leur habitude, Sanson et Mahaut s’allongèrent pour une courte sieste, laissant les jeunes gens faire une promenade. Libourc proposa à Ernaut de rejoindre quelques amis du hameau, qui avaient usage de se retrouver pour partager contes, chants et musique. Ils passèrent ainsi le temps entre jeux et rires, un des participants ayant un talent et une répartie dignes d’un jongleur. Il fut nommé roi de la fête et amusa les convives de ses charades alambiquées et gages inventifs. Lorsqu’ils rentrèrent au logis pour le souper, Ernaut et Libourc avaient le souffle court et le visage si enflammé qu’ils s’attirèrent un froncement de sourcils plein de défiance de la part de Mahaut, qui réquisitionna sèchement sa fille pour finir de préparer le repas.
Comme à son habitude lors des veillées, Sanson sculptait des manches d’outils ou de canifs. Ce n’étaient que des motifs simples et il distribuait son travail sans jamais en demander paiement, car il faisait cela par goût et pour « garder le sens du bois ». Ernaut aimait regarder le vieil homme ciseler adroitement les objets, concentré sur son ouvrage tandis qu’il échangeait nouvelles sur la météo ou discussions sur les récoltes à venir. Au fil du temps, il avait appris à véritablement apprécier Sanson, avec son caractère lunaire et ses yeux souvent dans le vague. Il lui rappelait parfois son propre père, dont la nature débonnaire l’avait protégé durant toute son enfance, jusqu’à son départ même.
« Libourc nous a conté plus avant sur ton importante mission de la Noël. Est-ce signe que tu es promis à meilleure place ?
— Je ne sais. À dire le vrai, ce n’est que par défaut qu’on m’a confié cette tâche.
— Tout de même, avoir parlé en égal à évêque et vicomte, ce n’est pas rien ! Ne te rabaisse donc pas. »
Il assortit sa remarque d’un sourire qui en démentait le tranchant.
« Crois-tu qu’il se pourrait qu’on te nomme en charge d’un office ?
— Pour l’heure, nul n’a à se plaindre du mathessep, et je n’ai guère porté les armes pour servir à cheval.
— De cela, je préfère. Même si tu ne rêves que de penon et horions comme tous les jeunes, il est plus profitable de faire le sergent ès ville. Même si on le fête, saint Georges a bien mal fini, j’encrois. »
Mahaut les interrompit alors pour passer à table. Ils y déplacèrent les lampes et s’installèrent pour le bénédicité, récité comme chaque fois par Sanson, sauf quand il déléguait le privilège à un invité qu’il souhaitait honorer. La conversation s’éteignit ensuite, le temps qu’ils avalent leur épais potage. Mahaut y avait ajouté du gruau et l’avait accompagné d’une compotée d’oignons. Et, comme à son habitude, Sanson servait un vin clair venu de Samarie qu’il affectionnait tout particulièrement. En guise de dessert, Mahaut avait confectionné des petits fromages de brebis frais, agrémentés de sel et de cébettes. Même s’il en redoutait le caractère acariâtre, Ernaut reconnaissait à sa future belle-mère de réels talents culinaires, dont il espérait que Libourc avait hérité.
À la fin du repas, quand Sanson repliait le canif qui ne le quittait jamais, les échanges reprenaient, sur une question de sa part. Il revint sur le voyage d’Ernaut vers la plaine côtière, s’intéressant cette fois aux pratiques agricoles, au commerce de la cité et à la qualité des produits manufacturés. Il était généralement assez critique sur les usages locaux, trouvant que les Levantins étaient trop indolents. Il leur reconnaissait des compétences pour le négoce, partageant ces dons avec les Juifs, ce qui n’était dans sa bouche qu’un demi-compliment, vu la méfiance qu’il manifestait envers ces derniers. Il ne tarda pas à n’écouter les réponses que d’une oreille, dodelinant du chef un moment avant de se résoudre à aller se coucher. Avec le manque de lumière, Mahaut et Libourc ne pouvaient ni coudre ni repriser et elles se contentaient de filer la laine, faisant tourner leur fuseau de façon hypnotique.
Ils jouèrent un temps aux devinettes, puis Ernaut les amusa du récit des troubles du guet, saupoudrant par endroit des détails inventés pour ajouter du piment à l’histoire. Encouragée par sa fille, Mahaut se laissa aller à leur narrer les exploits d’Ogier, héros local de Meaux.
« Il fut grand guerrier, ainsi que saint Georges, mais il ne mourut pas de sa Foi comme lui. Après avoir féalement servi le grand Charles4), il choisit la sainte vie de moine et se retira à Saint-Faron, où ses reliques font grands miracles.
— N’est-ce pas lui qui avait une courte lame ? demanda Ernaut, moins connaisseur du héros.
— Si fait, son épée fut brisée lorsqu’on voulut l’éprouver au marbre. Et elle demeura ainsi, nommée dès lors Courtain. »
Elle se mit alors à leur narrer les exploits du héros briard, dont le bras occit à lui seul tant de musulmans qu’on se demandait comment il pouvait en demeurer assez pour peupler les régions où ils habitaient désormais. Libourc se souvenait avoir visité, étant petite, le mausolée du saint, dont elle expliqua qu’il sentait le vieux linge poussiéreux, étant recouvert d’une grande quantité d’étoffes de prix. Voyant que sa mère plissait le nez à cette mention, elle se dépêcha d’enchaîner sur un discours dont elle savait qu’il serait plus favorablement accueilli.
« Il y eut si vaillants paladins à servir Charles ! Que n’encontre-t-on plus d’Olivier ou de Roland de nos jours ?
— Il en est ainsi de toute chose, ma fille. Une fois les plus beaux fruits récoltés, ne demeurent sur l’arbre que les verreux et pourris. Nous n’avons pas eu la chance de connaître ces héroïques périodes, nous devons faire au mieux en ces temps désolés et oublieux. Dieu l’a fait ainsi : après le jour vient la nuit. »
Même s’il partageait l’avis de Libourc sur le manque de grands hommes à leur époque, Ernaut était bien loin du point de vue défaitiste de Mahaut. Il avait admiré le roi à la tête de son armée, il avait applaudi devant les barons avançant au pas, bannières claquant au vent. Il ne pensait absolument pas que ne pouvaient se trouver des modèles comme au temps jadis. Il suffisait de voir Onfroy de Toron mener une charge, ou les couleurs de Philippe de Milly, dont on vantait la vaillance, égale à celle du prestigieux prince d’Antioche, Renaud de Châtillon.
En outre, cette idée lui permettait d’envisager qu’un jour, il pourrait être de ceux dont on enviait les exploits, rejoignant ses propres héros au firmament de leur gloire.
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