Lorsque j'ai entrepris de proposer aux lecteurs de plonger avec moi à la découverte du monde des Croisades, j'ai dès l'origine conçu ce projet de façon globale. Bien que les romans d'Ernaut en constituent la colonne vertébrale pour le moment, j'espère arriver à donner principalement vie à l'univers que j'ai imaginé pour les accueillir : Hexagora. Pour ce faire, je m'appuie entre autres sur les textes courts Qit'a, publiés sur ce site chaque mois.
Qu'il s'agisse de l'enfance de protagonistes de premier plan, d'aventures de personnalités secondaires ou de scènes glanées autour d'un fil conducteur original, je tente à chaque fois de rendre plus palpable la réalité dans laquelle se meuvent mes héros, qu'elle soit moins monolithique et plus complexe. Je pense que c'est aussi l'occasion de densifier les personnages en enrichissant leur caractérisation première de détails annexes (voire de révélations sur leur nature profonde).
Je m'efforce également de lister les sources scientifiques qui ont alimenté mon texte ou les processus sociaux et historiques à l’œuvre en arrière-plan. Attention, il s'agit bien pour moi de faire un travail romanesque de fictionnalisation, mais cela ne me parait nullement en opposition avec une ambition de vérité. Du moins telle que je peux l'esquisser en un paysage vraisemblable selon mes connaissances et l'agencement que j'en fais.
Le format court n'est guère prisé en édition francophone malgré son succès auprès des lecteurs. Il s'agit d'un exercice qui propose une formidable souplesse de traitement pour les écrivains. Sa moindre complexité par rapport aux longs romans offre une plus grande facilité à tenter des choses différentes de ses habitudes. Ray Bradbury en a d'ailleurs fait la promotion lors d'une conférence1), ce qui a incité Neil Jomunsi à se lancer dans un marathon d'écriture voilà quelques années.
En ce qui me concerne, je me contente d'un texte par mois, dans un format plus court que la nouvelle. Lorsque j'ai commencé, c'était en collaboration avec le magazine papier Histoire et images Médiévales (désormais uniquement en ligne) et 12 000 caractères constituaient une limite haute, en partie pour des raisons de maquettage chez eux. Depuis, comme je publie uniquement sur support électronique, j'ai plus de liberté et il arrive que les récits atteignent 25 000 caractères. Ce n'est néanmoins pas un cadre formel strict et je me contente de suivre ce que chaque sujet me semble nécessiter. Comme en sport, la régularité de l'exercice m'importe plus que son intensité relative. Il s'agit avant tout de pratiquer.
Même sans me fixer des objectifs aussi impressionnants que Neil Jomunsi, il est indéniable que cela m'a fait évoluer en tant qu'écrivain. J'ai moins de difficultés à faire les premiers jets, j'améliore mes préparations et chaque Qit'a m'offre l'opportunité de questionner ce que je suis en train de faire, d'avoir du recul sur mon métier, avec l'ambition, bien sûr, de pouvoir partager le fruit de ces réflexions. Par l'exemple avec les textes même, mais aussi en échangeant avec le public lors de rencontres, voire en différé comme sur ce blog.
De la même façon que je ne me bride pas en ce qui concerne la longueur, je n'ai pas de ligne bien définie dans la manière dont j'aborde chaque nouveau texte. Certains sont basés sur des exercices stylistiques, comme Meh. Il s'agissait de découvrir en un rapide survol une partie de la chaîne de fabrication du tissu de laine, industrie essentielle du monde médiéval. Je m'étais fixé comme objectif de ne jamais recourir à la conjonction « mais », car mon tout premier manuscrit en était truffé et mon éditeur d'alors, Jean-Louis Marteil, m'en avait fait la remarque. D'une blague que nous seuls pouvions comprendre j'ai fait une contrainte stimulante qui m'aidait à ne pas penser uniquement au contenu historique et à sortir de l'ornière du récit trop didactique.
Pour chaque Qit'a, je tente de m'offrir une perspective narrative nouvelle, un traitement stylistique à envisager, en complément du savoir universitaire sur lequel je m'appuie. Cela peut amener parfois à des constructions surprenantes, qui excluent par exemple la notion de protagoniste en tant que tel pour s'intéresser à un lieu et son évolution au fil du temps (je pense ici à Omphalos en particulier). Adolescent, j'avais été admiratif du talent déployé par Andreas dans la bande dessinée Raffington Event, détective. Chaque histoire courte proposait un nouveau style graphique, un récit structuré différemment. Cela rejoint tout à fait les jeux chers à Raymond Queneau et aux adeptes de l'Oulipo. Il s'agit de s'affranchir de ses biais narratifs, techniques ou conceptuels en s'imposant des obligations clairement définies.
Comme un pianiste s'use les doigts sur les touches, un écrivain torture ses idées, ses phrases, pour tenter d'améliorer peu à peu sa performance. Mais comme le musicien, il doit à un moment se confronter à un public.
Cela peut bien sûr déboucher sur de véritables exercices, comme les gammes pour un pianiste ou les vocalises pour un interprète, mais l'envisager comme un travail public, qui a vocation à être délivré à des lecteurs, fait que cela doit aussi constituer une œuvre artistique en soi. Il y a fréquemment une réticence, une pudeur, de la part des créatifs, et tout particulièrement parmi ceux qui écrivent, à livrer le fruit de leur labeur à un tiers. J'ai toujours pensé que c'était pourtant consubstantiel à l'objet littéraire, qui ne peut s'actualiser qu'une fois qu'un autre s'en est emparé. Avant, il ne s'agit que d'un potentiel, d'une œuvre en suspens. Un peu comme le chat de Schrödinger, sa réalité ne saurait être définie sans observateur.
Constituant fondateur de Qit'a, le Moyen-Orient des croisades n'est pas que le cadre qui accueille les récits. Il s'agit d'en faire un personnage à part entière, de la même façon que la Terre du Milieu est le héros de Tolkien, Tschaï celui de Jack Vance ou l'Empire, à travers les Rougon Macquart, celui d'Émile Zola. Au final, la construction de Hexagora est totalement dans la lignée de ce que Balzac avait opéré en son temps avec la Comédie humaine. Je n'ai commencé par de longs récits policiers que par la rigueur que cela demande, et donc les garde-fous qu'une pratique aussi exigeante offre au jeune écrivain.
Néanmoins, à la différence de ces glorieux et talentueux prédécesseurs, je dépeins une société disparue qui a préexisté à la nôtre. Je ne saurai réfuter l'évidente influence de cette dernière sur mes constructions et la manière dont je recompose l'histoire, mais j'ai le projet de proposer aux lecteurs une plongée dans un univers distinct de son quotidien. Ce souhait est issu de mon dépit à voir présentée cette période des croisades d'une façon extrêmement caricaturale, où le mythe et les requalifications postérieures alimentent de nombreux fantasmes de tous genres. De ce noir et blanc tranché j'ai eu l'envie de tirer un camaïeu, et j'espère même arriver à intégrer ici et là des couleurs variées.
Malgré tout, je ne suis nullement un historien, car leur pratique est totalement distincte de ce que je fais. Ils font œuvre scientifique tandis que je m'adonne à la création artistique. Il ne faut pas se voiler la face, peu de personnes lisent des ouvrages universitaires et une grande part de ce qui est considéré comme de la culture historique a été délivrée au public par le biais de fictions. Pour prétendre à cet adjectif « historique » en épithète de mes romans, il m'apparaît essentiel d'aller aux sources du sujet que je traite.
Depuis mes études, je suis plongé, par goût, dans la période médiévale. Je fais par ailleurs de la reconstitution historique, ce qui m'a permis de découvrir ce qu'est, de façon pratique, de charger en armure avec une lance, de forger ou aborder un col enneigé en tenue de pèlerin médiéval, entre autres. Il me semble important de concilier connaissances théoriques et expérience esthétique, physique, pour nourrir mon imaginaire et mon écriture.
Se confronter aux réalités matérielles permet d'entretenir un rapport sensuel à la réalité qu'on dépeint.
Ce sont pour ces raisons que je me présente souvent comme un expert de cette période. Expertise basée sur des travaux universitaires de nombreux spécialistes, archéologues, linguistes, juristes, etc., et qui s'exprime à travers mon œuvre de médiateur. Une des difficultés est justement de s'extraire de cette science, de la digérer pour la rendre assimilable par d'autres, de ne plus être dans la posture du savant, du professeur, mais du poète qui raconte.
Rien n'est plus fatigant, dans certains romans historiques, que de devoir parcourir des pages entières d'énumérations minutieuses et exhaustives de généalogie ou de descriptions topographiques qu'on croirait sorties de guides touristiques. Nul besoin de recourir à la fiction si on se contente de lister des faits. Il faut apporter autre chose en tant que romancier. Ces éléments doivent prendre vie, se présenter de façon naturelle pour offrir au lecteur l'opportunité qu'il les fasse siens. Il doit être littéralement projeté dans le récit, non pas se retrouver dans un antique musée poussiéreux exhibant des artefacts plus ou moins bien étiquetés.
Je m'efforce donc de parcourir la bibliographie la plus à jour à laquelle je peux accéder ou que je peux acquérir, car les publications universitaires coûtent parfois très cher - au passage merci aux éditions Brill de dépasser régulièrement les 100 € pour un livre. Mais après cela, je laisse ces informations en repos, infuser lentement, se recouper avec d'autres lectures, pour enfanter une trame qui prenne véritablement place dans le contexte, qui ne soient pas des idées transplantés dans un cadre exotique, mais sans aucun rapport avec celui-ci.
L'influence de la documentation s'exerce à plusieurs niveaux des arcs narratifs : destin individuel ou évolutions au long cours qui traversent plusieurs récits. En outre, je travaille à ne pas plaquer trop brutalement les connaissances, mais à les exposer de façon naturelle, adaptée et proportionnée. À cet égard, j'ai été particulièrement enchanté du talent avec lequel Alexander Kent (alias Douglas Reeman, tout récemment décédé hélas) nous fait voyager avec la marine anglaise au tournant des XVIIIe et XIXe siècles dans sa saga des Bolitho. Je cite également souvent Jean-François Parot , avec les enquêtes de Nicolas le Floch, comme un exemple inspirant. J'ai même rendu hommage à son goût pour les recettes narrées par un des protagonistes dans Acédie.
Les Qit'a m'offrent l'occasion d'attirer l'attention des lecteurs sur des anecdotes dont le traitement en roman ne me semble pas envisageable. Parfois, je m'en sers pour enrichir la perspective autour d'un événement déjà abordé dans un autre texte. Leur récurrence et leur brièveté permettent de ne pas devoir broder sur des points inconnus en s'attardant sur ce qui est à peu près certain. Les liens qui se tissent ensuite sont l'apanage de chacun. Je peux de temps à autre également m'amuser à semer des éléments très diffus, plaçant par exemple en arrière-plan des personnages cités, mais non nommés, mais que les plus attentifs des lecteurs pourront reconnaître. Quoi qu'il en soit, être capable de relier tous ces fils n'est nullement nécessaire pour comprendre la trame générale et ne constitue qu'une récompense supplémentaire pour les plus joueurs.
Lorsque j'ai commencé à rédiger des textes courts, il me semblait important de les partager sans retenue. Comme les enquêtes d'Ernaut étaient publiées par ailleurs chez un éditeur classique, une licence de libre diffusion (CC BY NC ND) convenait parfaitement à mes partenaires. J'ai eu l'occasion en conférence d'évoquer la facile acceptation de cette licence dans le milieu éditorial traditionnel. Cela permet de circonscrire une certaine liberté accordée aux lecteurs, et de ne pas risquer de voir des éditions concurrentes (ce qui serait exclu de toute façon en France, étant donné que nous sommes sous le régime de la Convention de Berne, j'en parlerai une autre fois). Je me suis néanmoins vite trouvé à l'étroit dans cette solution, car j'avais la sensation d'accaparer une production que je savais issue du patrimoine commun. J'avais en quelque sorte l'impression de privatiser l'histoire.
J'avais par ailleurs espoir que des personnes souhaiteraient participer à cette création, sous d'autres formats, afin de nourrir cet univers fictionnel à base historique. Mon envie d'écrire certaines chansons populaires vient probablement de ce désir. C'est ce qui m'a motivé à évoluer vers une licence plus libre, qui ne restreigne pas les autres artistes et ceci sans qu'ils n'aient d'autorisation préalable ni de validation à me demander. C'est souvent un des regrets quand je vois une riche création captive de l'imaginaire de propriétaires bien définis. La fanfiction constitue à mon avis un pis-aller, une condescendance inavouée qui hiérarchise les travaux et qui demeure à chaque instant soumis à une possible oblitération totale de la part des ayants droit légaux. La rencontre avec Framabook m'a permis de concilier mon espoir de voir Ernaut continuer en tant que projet éditorial relativement traditionnel, en partenariat avec un éditeur et ce souhait de libérer mes textes sous une licence entièrement libre (CC BY SA, voir la page qui l'explique en détail pour les néophytes).
Pas plus qu'une fourmi ne peut envisager la fourmilière dans sa globalité, nous ne pouvons évaluer le potentiel d'un univers fictionnel. Sa richesse croîtra des rencontres et des apports d'autres personnes.
Les conditions qui sont apportées à ce partage est la mention de l'origine, à savoir ce site et moi, de l’œuvre modifiée, mais surtout de garantir que toute nouvelle création issue de mon travail bénéficiera de cette même licence ouverte. C'est la notion de copyleft, qui constitue une des questions les plus épineuses du monde du libre. J'ai fait ce choix, car j'ai non seulement envie que mon œuvre soit versée aux communs, mais que ce qui en serait dérivé y figure aussi, de façon à nourrir cet espace d'interaction. Rien ne serait plus frustrant pour moi que de voir un bel ajout demeurer à part, interdit à l'appropriation.
Je reconnais qu'il s'agit là d'une bascule intellectuelle peu évidente, de ne pas chérir ce qu'on nomme, fort maladroitement à mon sens, le droit d'auteur. Il m'a fallu un certain temps pour en arriver à ce point où j'ai envie de lâcher prise sur le fruit de mon travail. La maîtrise que j'en avais jusqu'ici était de toute façon très illusoire. Par contre, ce nouveau paradigme accentue la difficulté à en vivre, car, déjà que l'industrie traditionnelle offre de moins en moins de débouchés aux écrivains2), cette opportunité n'a aucun modèle économique à lui opposer, si ce n'est le soutien/mécénat par une communauté.
Voilà désormais un peu plus de cinq ans que je sème à tout vent les graines qui cherchent à germer en vos esprits pour y donner naissance à une certaine vision de l'univers des croisades. Cela a donné lieu à une soixantaine de textes courts, représentant en gros la longueur de deux tomes d'Ernaut. Il était temps de détailler un peu ce qui motivait ce projet pour ceux qui n'avaient pas l'opportunité de m'entendre le leur expliquer directement. Avec la reprise prochaine de l'édition des enquêtes d'Ernaut au sein de Framabook, j'espère pouvoir faire avancer la période temporelle à laquelle me consacrer (je préférais ne pas trop dévoiler par avance le destin des personnages), ainsi qu'aborder des cultures plus exotiques encore que celle des colons latins de Palestine.
Si vous appréciez mon travail, avez envie de me permettre à continuer de nourrir cet univers partagé, n'hésitez pas à vous rendre sur la page de soutien.